Dernier vol

6 minutes de lecture

La ville est vide. Tu ne l’as jamais connue ainsi, silencieuse, débarrassée de son tumulte incessant, de son agitation turbulente ; son chœur de cris et de vacarme semble s’être arrêté de battre. Il n’y a que toi, qui passe sans troubler le silence indiscret du soir, et tu crois alors traverser un cimetière immense dont les allées sont des avenues et les tombes des immeubles éteints. Sous le nuage, l’air est funèbre, prisonnier et lourd, crépitant de frissons qui traversent tes bras nus. Tu colles les murs comme une ombre, le pas anarchique, l’œil hanté de regards qui se bousculent, cognent et ricochent aux coins des rues, s'essoufflent dans le rien immobile. Le vent même semble retenir sa respiration et l’atmosphère transpirer une haleine de cave ou de cachot.

À ton dos, le sac ne pèse rien, quelques liasses et bijoux, un peu d’électronique, un bibelot précieux et un flacon d’huile de truffe. Maigre pillage alors que l’heure tourne et le risque augmente. Le riche, dans sa fuite, a tout emporté. Tu t’acharnes, malgré l’obscurité qui s’étend, malgré la peur qui ronge tes tripes, tu as besoin de ce fric. Les artères vides sont ta veine, ton heure, la promesse d’un nouveau départ. Plus de vols, plus de crimes, plus de mauvaises fréquentations, plus de bagarres qui finissent aux urgences, plus de honte, de regards fuyants quand tu te rases le matin, de sueurs aigres quand tu luttes dans les couvertures de tes cauchemars. D’un coup d’épaule contre le pied-de-biche, tu fractures une nouvelle porte. Tu enfonces ton outil dans le boîtier d’une alarme qui rugit. Le silence éclaté se reforme comme une flaque d’eau après le passage d’un camion, sa surface agitée retrouve son calme étouffant, tu respires, sans réussir à t’apaiser.

Tes gestes sont brusques, impatients, affolés, tu ouvres les tiroirs d’un meuble les uns après les autres, tu secoues et déranges des papiers endormis, mets du désordre dans un bric à brac bien rangé d’objets sans valeur. Tu passes à un salon cossu où de grandes baies vitrées laissent entrer l’obscurité de plomb, tu fais de la lumière et fouilles, tu retournes tout, brises, éventres. Dans la salle de bains, une boîte à bijoux finit dans ton sac, tu te parfumes d’une odeur de femme, grimaces des effluves sucrées, le mélange transpiration acide, cannelle et jasmin te donne la nausée. Tu fuis dans la chambre, le lit est défait, le drap a encore les plis de la nuit, sur l’oreiller il y a l’empreinte d’une tête, quelques cheveux bruns et bouclés collent au tissus bleu pâle. Tu retiens ton imagination en laisse, te concentres sur le dressing, les vêtements volent comme des feuilles mortes dans la tempête, elles jonchent tes pieds, s’entassent en tas multicolores et dentellés. Dans le bureau par lequel tu finis, tu t’empares d’un appareil photo et d’un stylo orné de dorures, pas de quoi t’acheter une nouvelle vie, à peine de quoi manger un mois.

Tu quittes les lieux et grimpe d’un étage. La porte pourpre ne te résiste pas. Pas d’alarme. Ta respiration coupe le silence. Tu cherches l’interrupteur, allumes. Un large buffet de bois sombre et laqué étale ses tiroirs devant toi. Tu commences à le besogner comme un vandale, tes mains abîment les poignées, forcent les rails, renversent des piles d’enveloppes et de timbres. Solia, c’est toi ? Tu t'arrêtes, le poing blanchi sur le fer du pied-de-biche, tu serres. Tu es revenue me chercher ? La voix est vétuste, rayée, usée jusqu’à la corde, elle crachote comme un carburateur encrassé, s'essouffle comme un chat trop vieux dans une gorge trop sèche. Tu avances, sur la pointe des pieds, ta barre de fer armée. Solia, Ranù, c’est vous ? L’inquiétude a remplacé l’espoir presque joyeux. Tu pousses une porte et tu le découvres.

Il est assis sur le bord d’un lit, dans un pyjama gris, ses yeux pâles, presque blancs, encombrés de paupières lourdes et rouges, se plissent pour te discerner. La pièce sent le vieil homme, le savon d’alep et la poussière douceâtre. Sur la table de chevet, il y a cette photo de lui entouré d’un jeune couple, des sourires plein les dents et du soleil sur le visage. Vous n’êtes pas Ranù, que faites vous là ? Sa question est comme une coquille, une illusion de force - ou son souvenir - quand l’intérieur est brisé. Tu l’entends, tu sais entendre les secrets qui se cachent dans les voix. Et vous, grand-père, que faites vous ici, tout seul ? Vous n’avez pas été évacué ? Un soupir te répond. Tu es un pilleur, c’est ça ? Il s’est détourné de toi, drapé dans une façon de noblesse vaincue, résignée. Il y a un coffre dans la cuisine, derrière la nature morte, le code est 9324. Il se recouche, dans son pyjama gris, immobile, on dirait un gisant, seule, à son œil, une lueur humide tressaille. Tu as la main sur le chambranle, sur le bout des doigts des chiffres qui pianotent. C’est votre fille ? La lueur glisse vers le cadre. Solia… Oui. Et mon gendre. Vous le croyez, ça ? La lueur palpite, vacille, trouve un chemin, coule sur la peau comme une mue de serpent. Tu te retournes avec pudeur.

Tu as ta chance à portée, 9324. Si facile, le début d’une nouvelle vie, dès demain. Celle dont tu as toujours rêvé, une vie honnête, l’opposé de l’actuelle, qui te colle à la peau et te ronge l’amour-propre. La nature morte montre des pommes qui débordent d’un panier d’osier, une miche de pain et une cruche émaillée, une grappe de raisin étale ses grains vers sur la nappe blanche tandis que le fond est plongé dans l’ombre. Tu n’as qu’à t’en saisir. Dans tes mains, le cadre est lourd, couvert d’une patine écaillée, tu le poses en douceur, sans heurt. La porte du coffre s’ouvre, il y a des billets, des cents et des deux-cents, des bijoux, une montre au bracelet d’or massif, une clé de voiture ornée d’un mustang au galop... La liberté. Ta liberté qui te tend enfin les bras, ta nouvelle vie qui t’attend. Tu remplis le sac, la gorge nouée par l’émotion. Quand tu le replaces sur tes épaules, tu apprécies son poids, il ne pourra jamais égaler celui qui vient de s’envoler de ton ventre. La clé en main, tu jettes un dernier regard vers l’ombre de la chambre à travers l'entrebâillement de la porte.

Tout en reprenant ton souffle dans le parking souterrain de l’immeuble, tu fais bipper la clé en tournant sur toi-même. La voiture se met à clignoter, elle est rouge, racée, élégante comme un pur-sang. Tu lui souris, tu l’aimes déjà, sans la connaître, sans l’avoir fait crier, sans même avoir posé tes mains sur elle. Tu mets ton sac dans son coffre, caresses ses courbes et ses chromes, flattes son encolure. Au moment de t’asseoir, tu renifles le cuir souple et lisse et empoignes le volant, un grand sourire aux lèvres. Tu mets le contact, le moteur ronronne, léonin, orgueilleux, tu le fais rugir. Incroyable. Il rit, un rire triste, fatigué, mais un rire. Pourquoi tu m’emmènes, gamin ? Tu le regardes, droit dans les yeux, ses yeux si pâles. Je n’allais pas vous abandonner là, comment j’aurais pu me regarder dans la glace après ? Il semble peser tes mots. Une bien étrange façon de penser pour un voleur. Tu souris, un sourire vrai, autant pour lui que pour ton reflet dans le rétroviseur. C’est là que vous vous trompez, grand-père, je ne suis plus un voleur, j’entame une nouvelle vie et vous êtes la première action désintéressée dont je pourrais être fier. Je pars à la découverte d’un nouveau moi alors, si vous voulez, je vous dépose en chemin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Lucivar ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0