Une histoire de Noël
En cette nuit du seize mars 1930, à l’âge de trente-six ans, Noël Dutoir mourut, dans son lit, seul. La solitude, cette vieille amie, il la connaissait bien, on pouvait dire qu’il la fréquentait assidûment. La guerre, pour ses vingt ans, lui avait volé ses fiançailles, elle lui avait aussi volé son sourire. Fils d’un menuisier de Compiègne, il avait appris le métier de son père et de son grand père - c’était presque une tradition familiale. Grâce à monsieur Jules Ferry, il savait lire et écrire, et les quatres opérations. Du reste, il avait le compas dans l’œil et connaissait son métier sur le cal des doigts. Il lisait dans les lignes du bois comme on lit dans les livres ; il avait ce bon mot qu’il professait en souriant : les livres sont comme les meubles, ce ne sont que du bois raffiné. Beau jeune homme, à l’esprit bien construit, au sourire entier et aux yeux sérieux, courageux et dûr à la tâche, sans doute doué de ses mains, héritier un jour de la prospère entreprise familiale, il était ce qu’on appelle un bon parti et nombre pères voyaient en lui le gendre idéal à qui marier leurs filles.
Léontine Lebel, d’un an sa cadette, était la fille du gratte chou local, une intellectuelle, pour ne pas dire qu’elle maniait mieux sa langue que ses mains, ce qui n’était plus un mal pour son sexe, mais encore, à l’époque, une rareté qui en faisait le charme. Pour le reste elle avait le cheveu blond et des dents propres et droites, qu’elle frottait au blanc de meudon, coquetterie de femme qui se veut du monde. Elle citait Hugo et Zola, aimait la poésie et gardait dans son cœur adolescent des rêveries d’un autre siècle, empreintes de romantisme et de bovarysme. Elle aurait voulu monter à Paris, voir Montmartre et Montparnasse, les impressionnistes, les bals, le cinéma de Méliès... Elle parlait avec passion, s’enflammait, s’extasiait, puis rougissait, comme une enfant, elle jouait alors avec ses cheveux blonds, abandonnant son autre main à celles de Noël qui hochait la tête en souriant, charmé par tant d'intelligence et de joliesse. Les fiancés s’étaient embrassés, déjà, chastement mais amoureusement. II lui offrait son bras comme un galant et elle l’acceptait, d’une révérence mutine, et l’on souriait de connivence à leur passage : quel beau couple ils formaient.
Puis ce fut la guerre, les conscriptions, les adieux. Noël Dutoir avait fière allure dans son uniforme bleu, il était jeune, grand et fort, immortel. Ils se marieraient dans quelques mois, dès que les allemands, vaincus par la fine fleur française, retourneraient outre Rhin. Sur le quai de la gare, ils échangèrent leur dernier baiser. Je vous aime, avoua-t-il. Revenez-moi vite, murmura-t-elle, la voix rougie de pleurs contenus. Ils agitèrent leurs bras parmis des forêts d’autres, jusqu’à ce qu’ils se soient plus que silhouettes et disparaissent. L’histoire ne devait les réunir à nouveau que bien plus tard, par hasard presque, ou par destin, si l’on croit en ces choses là. Cela se passa rue Lecourbe, en 1923, dans la capitale qui vibrait alors de toute l’effervescence de cette époque bénie. Le temps avait enfin rattrapé Léontine, non pas l’âge - elle était dans ces belles années où le fruit de la jeunesse se cueille et se savoure -, mais la modernité dont elle rêvait. Elle travaillait au téléphone, vivait son célibat comme une fête, aux bras d’hommes élégants et changeants, plus libre que libertine. Malgré sa coupe garçonne, Noël la reconnut sans peine, le temps de trois battements que son cœur manqua. Un instant, leurs regards se frôlèrent, comme la pierre et l’acier d’un briquet, mais il n’y eut nulle étincelle, nul feu. Elle, ne l’avait point reconnu, sans doute, le temps aidant, l’avait-elle oublié.
Mais revenons en 1918, alors qu’enfin, après cinquante et un mois de guerre, l’armistice était signée. Pour Noël, les combats avaient connus une fin plus prématurée, du moins ceux qui l’opposaient aux allemands. Dès mars, gravement blessé, son champ de bataille à lui se résuma au lit d'hôpital où il luttait, jour comme nuit, pour sa survie. Lorsqu’il put enfin retourner à la vie civile, le goût de vivre l’avait abandonné. Il était devenu un corps mutilé, une gueule cassée, une âme brisée. Ce n’était pas seulement trois doigts, son nez et la moitié d’une joue que les balles et les obus lui avaient enlevées, c’était son métier, son sourire, son avenir. Il s’installa un temps à Compiègne, dans la demeure familiale, auprès de ses parents. Léontine était partie à Paris en 1917, après la mort de son père, ils n’avaient pas eu de nouvelles depuis. Tant mieux, pensait Noël, enfouissant son chagrin dans les tranchées de son âme. Oh non, nulle envie ne l’habitait de voir le reflet de son propre dégoût dans les yeux de la femme qu’il avait aimée, jadis, dans une autre vie.
Après l’hiver, Noël se rendit lui aussi à la capitale. Il y fit la rencontre d’une femme, une femme qui bouleversa sa vie. Elle s’appelait Anna, une américaine, une artiste. Mais l’important n’était pas qui elle était ni d’où elle venait mais bien ce qu’elle faisait, ici, en France, ce qu’elle offrait. Des visages, oh ce serait un euphémisme que de dire cela, non, bien plus, cela signifiait bien plus qu’un simple visage. Anna lui avait offert une nouvelle vie, une nouvelle raison de se lever, la faculté de se regarder dans la glace et de marcher dans la rue sans honte, sans le poids des regards, de l’effroi, du dégoût, de la pitié. Il fut l’un des derniers à profiter de ses bienfaits, avant que son atelier ne soit fermé, faute d’argent, et qu’elle s’en retourne à Boston. Elle laissait derrière elle presque deux cents masques, deux cents hommes que la guerre avait détruits et qu’elle avait reconstruits, resculptés. Noël, comme tant d’autres, sut saisir et apprécier cette chance unique, celle aussi d’avoir survécu à l’enfer, de s’en être sorti, en morceaux mais vivant. Il n’avait plus perdu trois doigts, il lui en restait sept, il n’était plus mutilé mais rescapé. Il pouvait reprendre un peu de sa vie, chérir ce qui lui restait.
Dire que ce fut simple serait mentir, ce serait ignorer les terreurs et les angoisses, les douleurs fantômes et bien réelles, les regards inquisiteurs, la curiosité malsaine, la pitié qui éloigne, comme une faille creusée de bonnes intentions. Dire que Noël vécut heureux serait une fable, une illusion, ce serait s'arrêter au masque de cuivre et aux postiches. Mais il vécut. Lui qui était doué de ses dix doigts l’était tout autant de ceux qu’il avait conservé, et il n’avait point oublié comment lire dans les lignes du bois. Il ouvrit un atelier de menuiserie du côté de Vanves et son travail minutieux lui attira une clientèle fidèle. Dès qu’il put embaucher un caissier, il se fit discret en boutique et en fut soulagé d’autant, se tenir en public, s’exprimer de sa voix déformée continuaient de le mettre dans l’embarras le plus profond. Bien sûr, jamais il ne partagea son intimité avec d’autres femmes que les infirmières qui, au fil des années, s’occupèrent de ses maux. Revoir Léontine, rue Lecourbe, l’avait effrayé plus qu’autre chose. Non, la solitude lui seyait bien mieux que la compagnie.
Peut-être son nom l’y prédestinait, ou alors, cela l’amusait-t-il de le faire croire, au fil des ans, Noël délaissa peu à peu la fabrication des meubles pour celle des jeux et des jouets pour enfants. Artisan doué, il prenait un grand plaisir à imaginer chevaux à bascule, jouets à tirer, marionnettes, maisons de poupées ou petits trains en bois. Et voir, par la fenêtre de son atelier, le bonheur d’un enfant, repartant son cadeau sous le bras, réchauffait sa poitrine d’une sérénité joyeuse. C’est ainsi qu’on le connaissait et que ceux qui l’ont croisé s’en souviennent, ses yeux qui pétillaient au dessus de la peau lisse et immobile de son masque, sa voix de gorge, rauque et timide, ses gestes prudents et doux. C’est cette image, sans doute, que Noël Dutoir aurait voulu laisser à ceux qui attendraient, en vain, que les grilles de son magasin n’ouvrent, au lendemain de cette nuit de mars 1930 où il s’éteignit, seul, à l’âge de 36 ans.
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