Le champ des six reines
Il était une fois, il y a bien longtemps, une reine et un roi qui n’avaient qu’un fils. C’était un beau jeune homme, aux cheveux blonds comme le houx et aux lèvres rouges comme la croix. Hélas, dans ce pays là, le pouvoir se transmettait de mère en fille et, si chacun avait oublié d’où venait cette tradition saugrenue, aucun ne s’en plaignait. Le royaume était prospère et en paix, et le peuple heureux ne souhaitait pas remettre en cause un matriarcat bien établi qui avait jusqu’ici fait ses preuves. La reine, dont le ventre n’avait point connu de nouvelle grossesse malgré ses efforts louables, s’inquiétait de l’avenir de ses terres. Son fils n’était pas plus idiot qu’un autre et elle l’aimait profondément, et sans doute avait-il tout ce qu’il fallait pour diriger, mais le peuple réclamait une reine. Elle décida donc, en accord avec la coutume et aussi son époux, de trouver une reine à qui marier le jeune prince et confier la couronne lorsqu’il serait temps pour elle de se retirer de la vie politique.
Des messagers furent envoyés par delà les frontières, vers les royaumes voisins et ceux d’après, porter la nouvelle que l’on cherchait reine dans le riche royaume de Gyneve. Commença alors une longue attente pour le couple royal et le prince, tous espérant que les volontaires se bousculeraient au goupillon. Enfin, arriva le jour où les prétendantes, venues de lointains royaumes, se présentèrent à la cour. L’on dressa un banquet fabuleux pour célébrer leur arrivée et prouver que l’hospitalité et la richesse gynevoise n’étaient pas de vains mots. Les reines étrangères, au nombre de six, furent au cœur de toutes les discussions de la bonne société du pays, chacun y allant de son commentaire et de son pronostic.
Il y avait l’ingénieuse Polystie, reine de l’île de Plastos, aussi raffinée que légère, et à l’intelligence reconnue. Avec une telle souveraine, nul doute que le pays connaîtrait de prodigieuses avancées. L’on s’inquiétait plus devant la puissante Fuitawa, reine de la lointaine et exotique Guïyote, et l’on racontait de troublantes rumeurs sur les tribus de coupeurs de têtes qu’elle dirigeait. Le pacifique peuple de Gyneve priait pour sa sérénité que la couronne ne lui revienne pas. On lui préférait la réconfortante Lisette, reine de Paimpont, qui, si elle n’avait ni l’étincelle de génie de la première ni le feu au corps de la seconde, passait pour une monarque généreuse et pragmatique. Enfin, les trois sœurs jumelles, Alsa, Célia, Laure, reines des Chutes de Rhein, sans doute plus que les autres, avaient su séduire les Gynevois. Sans tomber, jamais, dans la vulgarité, elles dégageaient pourtant cet érotisme trouble et entêtant, que leur parfaite ressemblance venait aviver d’un goût de mystère. Mais comment les départager quand on peinait seulement à les reconnaître ?
Constance Dulac observait les prétendantes profiter de son hospitalité, se demandant laquelle épouserait Clément, son fils, et lui succéderait sur le trône. Le jeune homme semblait un peu perdu et émoustillé d’être ainsi courtisé par tant de jolis minois. La reine serra la main d’Anceny, son cher époux, qui se tenait à son côté. Ils échangèrent un doux regard, se remémorant leur première rencontre et leurs maladresses de jeunesse. Bien sûr, les choses, pour eux, s’étaient avérées ô combien plus simples, la jeune Constance ayant été une femme. Elle avait pu choisir son époux parmi les nobles voisins sans se soucier outre mesure des conséquences politiques. Là, il ne s’agissait pas seulement de trouver une bonne compagne pour Clément, il fallait élire la prochaine reine de Gyneve. L’avenir du royaume allait se jouer dans les prochains jours mais la souveraine en place avait prévu pour cela une épreuve inédite et infaillible.
Au lendemain du festin, la reine Constance rassembla ses six pairs aux abords de la capitale. Le temps était splendide, l’on avait dressé de larges auvents sur l’herbe et de nombreux courtisans étaient venus se mettre au vert pour assister au choix de leur reine. Cette dernière se tenait face aux prétendantes et dos à un vaste pré de pâturage bordé de haies. Elle expliqua alors en quoi allait consister son épreuve. Le champ serait découpé en six parcelles, une pour chacune des reines. Elles auraient l’aide de serviteurs, d’ouvriers et d’artisans de tous corps, agriculteurs, pépiniéristes, charpentiers et maçons, pour laisser libre cours à leur créativité et à leurs envies.
Imaginez que ce petit carré de terre est votre nouveau royaume, leur dit Constance, montrez nous à quoi il ressemblera avec vous à sa tête. Les jeunes reines se regardèrent, certaines troublées, d’autres des idées fourmillant déjà dans leur tête. Vous voulez donc que nous nous affrontions dans un simple concours de champ ? demanda Polystie avec malice. Les nobles applaudirent son mot d’esprit tandis que Constance opinait en souriant. Elle s’avouait curieuse de découvrir comment la brillante reine de Plastos se sortirait de cette épreuve. Elle souhaita bonne chance aux participantes et les abandonna à la tâche qui les attendait.
Les deux semaines s’écoulèrent lentement. La reine avait ordonné à la cour de ne point se rendre sur les lieux du concours, aussi, la famille royale comme tous les nobles du royaume trépignaient d’impatience que le temps imparti soit épuisé. Au jour indiqué, c’est une foule nombreuse et trépidante qui suivit Constance, Anceny et Clément jusqu’au champ. Tous avaient hâte de découvrir les propositions et les visions d’avenir des six reines. Des écrans de toiles avaient été tendus entre les parcelles pour préserver la surprise et un ordre de visite établi. L’on commença par la reine Alsa. Elle accueillit la procession dans sa parcelle avec un sourire charmant. Le charme, sans doute, était ce qui définissait le mieux le décor qui l'entourait. Des rosières avaient été plantées et des gloriettes de marbre blanc dressées, des bancs ombragés de tonnelles en fleur invitaient à la détente le long d’allées tout en courbes. L’on s’extasia de la beauté des lieux et l’on félicita leur créatrice.
Le second lopin ressemblait fort au premier, bien sûr il était différent, mais l’on sentait chez Célia la même volonté de faire un joli jardin empli de fleurs que chez sa jumelle. L’on applaudit encore le travail et le sens de l’esthétique indubitable de la jeune reine mais avec moins d’entrain que pour la précédente. Déjà la magie commençait à s’étioler. Hélas pour Laure, leur troisième sœur, qui avait la même propension à la beauté décorative et à la poésie florale, l’on s’était lassé et l’on passa injustement devant les superbes massifs d’hortensias et de roses, devant les sculptures charmantes et les belvédères bucoliques, sans leur accorder réellement l’attention qu’ils méritaient. Quelques courtisans échangèrent une ou deux plaisanteries moqueuses sur la ressemblance tant en matière de goût que de physique des trois jumelles. Tout cela était bien beau mais l’on avait hâte de découvrir ce que les autres reines allaient pouvoir proposer de différent
Et ils ne furent pas déçus en arrivant sur la parcelle de Fuitawa, la reine guerrière de Guïyote. Ce n’était plus un jardin, c’était un champ de bataille. Des murs hérissés de piques, des pièges, des armes de siège et des mannequins d'entraînements s’offrirent à la vue inquiète des nobles gynevois qui suivaient la terrible amazone vêtue et peinte pour la guerre. Ils avalaient leur salive quand elle leur montrait ses balistes et ses trébuchets, transpiraient lorsqu’elle leur présentait ses fosses à pieux et ses chausse-trapes et tournaient de l’œil quand leur regard se posait sur les têtes réduites pendant à sa large ceinture. Eux qui tenaient à leur pacifisme et à leur neutralité priaient pour que leur chère souveraine ne choisisse pas cette barbare sanguinaire pour lui succéder. Décidément, à l’écouter, elle mènerait le pays à la ruine dans ses rêves de conquêtes et de combats. On la félicita pour son travail néanmoins, par peur de représailles, et l’on se dépêcha de poursuivre la visite.
En entrant sur le terrain qui avait échu à Polystie, tout le monde resta bouche bée. Ce qui n’était encore qu’un simple pré deux semaines auparavant ressemblait désormais à une cité moderne et dynamique. La fine fleur gynevoise s’avança sur un sol impeccablement pavé. La jeune reine de Plastos les entraîna vers un gigantesque moulin à boeufs qui par un ingénieux système de vis sans fin, extrayait l’eau d’un puits, l’amenait jusqu’à un aqueduc qu’ils suivirent jusqu’à une ferme verticale étrangement irriguée. Plus loin c’était une scierie actionnée par la force hydraulique d’une cascade chutant d’un second aqueduc. Encore plus loin, une étrange machinerie indiquait le temps qui passe. À chaque fois, Polystie expliquait les fonctionnements, les principes et les avantages de ses œuvres à l’aide de termes qu’aucun ne comprenait. L’on hochait la tête pour ne pas paraître trop inculte ne pas faire de peine à la géniale inventeuse, mais au fond, l’on se demandait si le Gynevois moyen avait vraiment besoin de connaître l’heure de la journée avec plus de précision qu’en observant le soleil.
Il ne restait plus à visiter que la parcelle de Lisette. Et encore une fois, les bouches béèrent. La Paimpontaise n’avait rien fait, le bout de champ était resté le même, l’herbe toujours aussi verte, plus haute sans doute d’avoir poussé deux semaines, mais qui pourrait le dire avec certitude ? L’on s’interrogea, pourquoi avoir désobéi à la reine Constance et n’avoir rien proposé ? Renonçait-elle au trône ? On se pressa autour de l’intéressée, la poussant à s’expliquer. Sans se départir de son sourire avenant, celle-ci déclara : Nobles Gynevois, pourquoi voudrais-je changer ce champ, n’est-il pas parfait ainsi ? Pourquoi voudrais-je changer votre beau royaume ? Je l’aime déjà tel qu’il est. Quelle reine, quelle dirigeante serais-je, si je vous imposais mes désirs et mes goûts sans respecter votre identité, votre histoire, sans vous écouter, vous, le peuple de ce royaume ? Vous êtes comme les brins d’herbe de ce champ et je tenais à vous connaître et à vous apprécier sans essayer de vous changer.
Un silence suivit cette tirade. Puis les applaudissements et les acclamations retentirent. Les mots de la jeune reine avaient trouvé le chemin du cœur des Gynevois. Elle avait su lire en eux leur fierté et leur attachement aux traditions, elle avait deviné que l’homme n’aime guère le changement, au fond de lui, et que son confort le pousse à rester sur ses acquis. Peut-être, sachant cela, les manipulait-elle un peu, après tout elle n’avait pas réellement répondu à l’épreuve et n’avait rien dévoilé de ses projets. Et qui pouvait savoir si elle se montrerait autant à l’écoute une fois sur le trône ? Mais qu’importe, en ce jour, c’est elle qu’ils voulaient. La reine Constance le comprit et, finalement elle aussi séduite par le discours conservateur de sa consœur, la déclara victorieuse.
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