Congères et gougères
La neige recouvre le matin de sa main blanche, baillonne la nature transie dans le silence, efface les formes et les reliefs comme un coton démaquillant. À la fenêtre, sur le rebord chauffé par le radiateur, le chat guette le vol de quelques oiseaux autour de la mangeoire installée dans le jardin. Ils viennent picorer un peu de gras mélangé de graines, ébouriffés dans le manteau trop large de leurs plumages d’hiver. Sa majesté daigne tendre son menton pour une caresse, quand je m’approche de lui avec mon café. Mon regard glisse vers l’horizon nimbé de gris perle, je resserre sur mes épaules le plaid dans lequel je m’engloutis et enroule mes mains autour de la tasse brûlante.
Des cris m’annoncent le réveil des enfants, ça court à l’étage et les talons cognent le parquet entre les chambres. Un sourire monte à mes lèvres et je quitte la fenêtre pour me placer en cerbère dans le hall. Déjà Marin et Aubrée dévalent l’escalier comme des torrents, pieds nus, les cheveux en cascade et les yeux encore pleins de rêves. Maman, maman, il a neigé ! Leurs jappements joyeux m’attendrissent mais je reste ferme et les renvoie dans leur chambre s’habiller chaudement. La première à descendre est finalement Etaine, vêtue pour affronter le froid et tenant par la main mon petit Cinàn qui me sourit de toutes ses dents - neuf exactement. Je me penche vers lui, essuie un peu de bave au coin de ses lèvres et vérifie qu’il est bien emmitouflé dans sa combinaison. Mon aînée a bien fait les choses. Du bout du doigt, je pichenette le nez de mon fils. Tu vas voir la neige, Cinàn ? Ouiiiiii, la neige c’est beau, c’est tout blanc, gazouille-t-il en trépignant. Etaine me demande si je veux sortir dans le jardin avec eux mais je décline d’un petit sourire. J’ai de quoi m’occuper toute la matinée pendant qu’ils joueront à construire des bonhommes de neige et des forts, et à se lancer dans des batailles endiablées.
Mes cadets sont de retour, disparaissant sous des pulls, des gants, des bonnets et des écharpes. Je leur embrasse le front, aide Marin à nouer ses lacets et libère enfin le passage. Ils s’élancent vers le jardin et se dispersent dans la neige comme un vol d’étourneaux. Je reste quelques instants sur le seuil, à les observer crier et se réjouir, commencer à former des boules entre leurs gants. Le froid pique mes joues et mes mains. Contre mes jambes, le chat vient se frotter, sa queue dessinant des points d’interrogations dans l’air, comme s’il hésitait. Tu veux sortir, toi aussi, Paprika ? Il m’ignore, méandre encore un peu entre mes mollets puis se penche sur le rebord de la marche. Il tend une patte intriguée vers le matelas blanc qui recouvre tout, trempe, secoue, se redresse d’un air agacé. Il me regarde en miaulant, comme s’il m’accusait des chutes nivéales. J’en connais un qui va passer la journée devant la cheminée. Allez rentre mon gros, on va pas chauffer les oiseaux toute la journée.
J’abandonne Paprika à sa gamelle et retourne à ma cuisine. J’attrappe ma tablette, lance l’une de mes playlists et au son des premières notes d’Angels, j’ouvre le google doc où je note toutes mes recettes. La voix douce de Robbie Williams envahit ma cuisine tandis que j’attrappe balance, casserole et ingrédients. Je fais frémir l’eau, le beurre, puis j’ajoute farine, oeufs - un par un. Je mélange bien. Je commence à avoir chaud, je me débarrasse du plaid sur le dossier d’une chaise haute. J’abandonne ma pâte au feu le temps de courir chercher mon morceau de comté au frigo. Je reviens vite, touille, mélange, éteint. Sans tarder, je râpe le fromage, l’ajoute à la préparation, forme les boulettes sur le papier cuisson et au four. Je donne un coup sur le plan de travail. Je n’ai jamais réussi à utiliser de la farine proprement.
En passant dans le salon, j’avise le chat échoué à flanc de coussin devant le poêle. La belle vie. Par la fenêtre je vois les enfants se poursuivre, quelques éclats de voix me parviennent à travers le double vitrage. La porte s’ouvre, claque, bruit de course dans le couloir, je passe la tête par la porte pour surprendre Marin en train de grimper l’escalier. Hep, hep, hep, tu vas où comme ça ? Chercher les pelles, on va faire le château d’Elsa. Les pelles de plage, au grenier, bien sûr. Et les chaussures ? Tu vas tout me salir. Déjà le couloir est maculé d’empreintes boueuses, je résiste à l’envie de donner un coup de toile, la journée ne fait que commencer. Mais mamaaaan ! Tatata, rien du tout, c’est pas toi qui fais le ménage dans cette maison. De mauvaise grâce, il obtempère avant de gravir les marches comme un cabri sous adrénaline. Je retourne à mon four, encore cinq minutes. Une bonne odeur commence à envahir la cuisine.
Marin m’appelle du couloir. Il est assis sur la dernière marche, chaussures aux pieds. Je me penche, fais ses lacets. La prochaine fois, je t'achète des scratchs. Non, pas des scratchs, c’est pas beau. Je t’achète des sabots en bois, alors. Il éclate de rire. Je me laisse contaminer et l’embrasse sur le museau. Allez, file, terreur. Il s’élance, pelles au poing, avec un cri de guerre. La minuterie ding, je retourne en cuisine, sors ma plaque du four. Les gougères sont parfaites, le fromage a gratiné pile comme j’aime. Ma tablette chante un truc que je ne connais pas. C’est hors de question. Je remets Robbie et sa voix toute chaude avant de décoller ma première fournée et de préparer la seconde. Je yaourte les paroles en chœur et en cœur, surtout le refrain, I just wanna feel… real love…
L’heure tourne, les gougères tiédissent par dizaines, débordant de deux panières. J’ai mis le reste de la soupe potimarron poireau d’hier soir à réchauffer à feu doux. Je m’accorde cinq minutes de pause dans le canapé. Je tapote la place près de moi à l’invitation de Paprika, en vain, monsieur se dore le gras au coin du feu. Je n’insiste pas, ferme les yeux quelques secondes, inspire, expire, un calme bienvenu m’envahit. Le téléphone en profite pour bipper. J’ouvre une paupière, retourne l’engin diabolique, allume l’écran. Nouveau message de Thibault. Je grimace, déverrouille d’un geste sûr, ouvre le texto. Je passerai pas prendre les enfants ce soir, du coup, avec la neige, c’est pas prudent. J’ai regardé la météo, tu peux les garder cette semaine, j’ai vachement de boulot toute façon. Moi aussi j’ai du boulot, connard. Je jette mon portable à l’autre bout du canapé. Du calme. Inspire, expire. Le silence bout à mes oreilles, je me lève, relance une troisième fois la playlist, juste une chanson et c’est tout. La musique adoucit les mœurs, en tout cas chez moi ça marche. I just wanna feel…
J’appelle les enfants. Ils rentrent en piaillant, le nez rouge et le ventre affamé. Déshabillage, on met tout à sécher près du feu. Le trop plein d’activité et de bruit pousse Paprika à fuir vers les étages. Il ira se rouler au milieu du linge propre dans l’une ou l’autre des chambres, comme à son habitude. On s’installe à table, les mains se tendent, avides, rapaces, les "mmmmh" résonnent. Le goût des bonnes choses se mesure au silence qui règne lors du repas. Quelques “C’est trop trop bon, maman, miam.” récompensent ma matinée aux fourneaux. J’écoute les enfants se disputer, rire et tenter de me raconter la leur. Je suis distraite. Le mot de Thibault m’étrangle un peu, je n’ai plus trop faim, je sors l’excuse d’en avoir déjà mangé au sortir du four. Il y a du dessert ? demande Marin qui, lui, n’a pas de problème d’appétit. Je lui dit qu’il peut prendre une mousse au chocolat ou un panacotta au frigo. Il y court tandis que j’essuie la bouche de Cinàn qui papillonne déjà des yeux de sommeil. Je le monte dans sa chambre tandis qu’Etaine commence à débarrasser la table.
Quand je redescends, Aubrée et Marin sont déjà repartis dans la neige et le froid. Je secoue la tête, amusée, et m’approche de ma grande qui fait la vaisselle. J’attrappe un torchon et me met à essuyer. Nous sommes là, côte à côte, sans rien dire. Seul le bruit du robinet et des assiettes qui s’entrechoquent trouble le silence. Ça va, ma chérie ? je lui demande. Oui, moi ça va, et toi maman ? Je sens à son ton qu’elle a compris que quelque chose clochait. J’ai reçu un message de Thibault, il veut pas venir prendre les petits à cause de la neige. On va être à cinq toute la semaine encore. Elle se retourne, me fait un sourire et pose sa main mouillée sur mon avant bras. Ça va aller, maman, t’en fais pas. Puis je suis là, moi. L’émotion me remonte jusqu’aux yeux, je la serre contre moi pour camoufler mes larmes et couvre son front et ses cheveux de bisous. Moh, mon bébé, tu es tellement grande, déjà. J’ai tellement de chance de t’avoir, ma chérie. Elle me serre fort, elle aussi, de toutes ses forces de jeune ado.
La porte claque, interrompant notre étreinte, bruit de course mouillée dans le couloir, puis le son caractéristique des semelles sur l’escalier, une marche, une deuxième... Marin, tes chaussures, s’écrie Etaine à ma place. C’est pas Marin, lui répond la voix espiègle d’Aubrée. C’est pareil pour toi, monte pas avec les chaussures. Les pas redescendent, puis remontent dans un chuintement de chaussettes. Nous nous regardons, nos sourires se reflètent, s’additionnent, nous éclatons de rire.
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