Les Aventuriers de l'Amérion

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23h42, heure universelle.

Le temps s'écoule plus lentement dans l'espace que partout ailleurs, pensa le capitaine Tipek. Trois mois depuis le début de cette énième mission, et toujours aucun signe de l'astroport tutuvien qui devait leur donner les coordonnées du prochain saut télémétrique. La Tutuvie est une région bien plus lointaine qu'il n'y paraît, se dit finalement Tipek. Laissant là ces intéressantes considérations sur la relativité du temps et de l'espace, le capitaine actionna les propulseurs à effet de Glouk, et régla le micro-onde sur "décongélation". Quittant le poste de commande, il emprunta un corridor qui menait vers le carré de l'équipage, qui, fantaisie du constructeur, était rond. Le carré, pas le constructeur.

Quelques mois auparavant, le contre-colonel Fnou'fnouf avait clairement défini les enjeux de l'ultime mission de l'USS Amérion, croiseur interstellaire de dissuasion massive (et nucléaire) : "Vous aurez le destin du monde entre vos mains, capitaine". Rien de plus clair, en effet. "Accompagné de l'équipage de votre choix, vous devrez rallier le point n°458 alpha au large de la galaxie Tutuvienne où vous y recevrez de nouvelles coordonnées de saut." Les cachotteries étaient monnaie courante dans le milieu, mais Tipek flaira le traquenard. Encore une chance que l'Amérion leur ait été confié. Équipé de radars à balancement contre-amorti et de fusibles à têtes trouveuses, ce croiseur pouvait atteindre la vitesse fabuleuse de douze fois la vitesse d'un noyau de kakeene craché par un klouklouk à poils renâclants, ce qui n'était pas rien, que diable.

Seulement voilà, l’Amérion était arrivé au point 458 depuis maintenant trois bonnes semaines sidérales, et toujours aucune nouvelles du QG concernant la prochaine destination. C’était problématique à plusieurs points de vue. Premièrement, l’Amérion était en guerre – ou du moins c’est ce qu’avait supposé Tipek –, ce qui l’obligeait à passer en mode furtif. Or, le brouillard d’invisibilité protonique de l’Amérion ne fonctionnait qu’en mouvement, le vaisseau se voyait donc contraint de tourner en rond autour du point 458, et tout l’équipage commençait à se plaindre du mal de l’espace et du vecteur de gravité inertielle. Ensuite, bien que l’Amérion fût équipé de piles à photo-combustible mixte de type nucléaire, la dépense énergétique due aux néons et autres guirlandes à flux concomitants installés pour les fêtes de fin d’année commençaient à entamer sérieusement les réserves inergétiques du système de mixage. Enfin, et peut-être surtout, qu’est-ce qu’on se faisait chier au point 458 ! Lieu mythique de la Guerre des Trouneuhars, universellement connu pour son équilibre gravitationnel entre les deux lunes de la planète Kamar-O, le point 458 n’en était pas moins d’un ennui mortel.

Harnaché dans le fauteuil de contrôle des moteurs métamorphiques, Tipek consulta d’un œil morne les écrans thermodactyles de la salle de commandes. Il se faisait tellement chier qu’il passait ses journées à contrôler la température des sondes plasmiques dont la coque extérieure était revêtue. Révolutionnaires en leurs temps, ces sondes étaient aujourd’hui complètement obsolètes, et ne servaient plus à grand-chose d’autres qu’à enclencher les systèmes anti-incendie dans la salle des archives. Les sprinklers avaient été déconnectés depuis longtemps, mais les techniciens n’avaient toujours pas réussi à faire taire les avertisseurs sonores associés. L’équipage était ainsi fréquemment sorti de son sommeil par le Pon ! Pon ! Ponponpon ! de l’alarme. Elle avait hurlé vingt-trois fois la nuit précédente. Excédé, Tipek avait failli déclencher un véritable incendie pour en finir une bonne fois pour toutes. Dans cette atmosphère saturée d’oxygraugène pur (forme métastable à 5 atomes), l’Amérion aurait été consumé en moins de trente secondes et Tipek aurait enfin eu droit à la paix éternelle. Mais, se dit-il, ce sera pour une autre fois.

Tipek activa les commandes rétro-actives de l’Amérion puis il retira son harnais en fibres de duroglonk. D’une picheunette, il flotta dans la faible gravité qui régnait dans cette zone du vaisseau. Il se laissa porter sans heurts jusqu’au poste de tir. Il inspecta une énième fois les commandes des blasters à double cadence asynchrone, jugea qu’elles étaient ok, puis il porta son attention sur le canon principal de l’Amérion. Baptisé Bamak pour d’obscures raisons connues de l’artilleur seul, il s’agissait d’un canon conventionnel de calibre 1290, balançant des pruneaux de douze tonnes dans l’espace intersidéral à une vitesse proche de celle de la lumière, quoique ramenée à la racine de deux. Tipek était très content du Bamak, bien qu’il eût aimé pouvoir le remplacer par une pièce plus récente. Il avait fait toutes les démarches nécessaires pour se procurer un modèle de type Sekobab, mais au moment de l’installer, le mécano de l’astroport lui avait expliqué que l’Amérion n’était pas muni du nouveau système de fileutage nécessaire à la stabilité du viseur en halogénure d’alkyle. La mort dans l’âme, Tipek dut se résoudre à garder le Bamak. Mais qu’importe. Il en avait déjà troué une chiée avec son canon, et il ne comptait pas s’arrêter là. Si le monde devait être sauvé, Tipek ne doutât pas que le Bamak puisse calmer un trou noir.

‘chec ! marmonna Tipek. Il avait failli oublier de resynchroniser le générateur de Higgs à molette réglable, nécessaire à la lubrification des obus en carbonite de graulaunium. Tipek appuya sur le commutateur, qui commuta, puis émit un faible son, toujours aussi imbitable (« pfeuf ! »). Tipek contempla l’immensité glacée de l’espace, se demandant combien de temps ils allaient encore devoir peuharoter là. Il but une dernière gorgée tiédasse de graumito, regarda sa montre à induction, puis décida qu’il était temps d’aller se glisser dans sa couchette anti-roulis.

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