Désespoir
Après le nouvel échec lié à l’abordage de la station orbitale Crétaion-1, et malgré les facéties du nouveau compagnon de route, le moral n’était pas au beau fixe. Les années-lumière défilaient, et les activités à bord commençaient à faire défaut. Klebz jouait avec Good Dog, certes, mais... La baballe, même le mécanicien s’en lassait. Tipek voyait donc Lumi glander d’un côté, Hal se tirer sur les antennes de l’autre, et cela ne le rassurait guère. D’un œil circonspect, le capitaine voyait Brossard chipoter le moindre pancake au petit-déjeuner, histoire de faire dégénérer les engueulades avec Von Dutch en conflit ouvert, mais ce dernier ne répondait même pas. En clair : tout le monde s’emmerdait sec. Skofüld, quant à lui, passait ses journées à ingurgiter d’épais volumes de sciences bio-quantiques et autres réjouissances linéaires. Il sortait de ces séances éprouvantes complètement séché, à moitié mort (et à moitié vivant, donc, par corollaire), et il pouvait juste se traîner jusqu’à sa couche histoire de ronquer jusqu’au lendemain. Lumi considérait d’ailleurs cette appétance pour le savoir d’un œil suspect. Mais l’œil de Lumi était toujours suspect (ou lubrique, mais en ce moment c’était plutôt suspect, et en tant que seule femme à bord, personne ne la contrariait).
Un matin, Tipek alla consulter les données de thermo-navigation de la nuit et le compte-rendu des réunions de bio-hygiène de bord. Les scientifiques avaient en effet déterminé depuis longtemps que les réunions étaient, d’un point de vue général, beaucoup plus productives sans participants humains, et celles-ci s’effectuaient donc en tâche de fond, la nuit. Le relevé coquelico-azimutal indiquait donc la présence, sur la trace de l’Amérion, de quelques parasites spatiaux manges-matière, rien de bien fôlichon. Un écho attira tout de même l’attention du capitaine. Sur les orbitales négatives du générateur à bio-impulsions, plusieurs points de rebroussement signifiaient la présence d’un corps massif, de la taille de plusieurs planètes gazeuses au moins.
- Lumi !
- Capitaine ? répondit celle-ci dans l’interphone qui reliait la salle de sports et la passerelle.
- J’aurais besoin de votre avis sur une trace au radar à gluons.
Quelques instants plus tard, la sémillante navigatrice rejoignait le capitaine, non sans avoir ramassé Klebz et par là-même le gros Good Dog, qui bayaient tous les deux aux corneilles dans un couloir.
- Regardez, Lumi, dit Tipek en esquivant une baballe pleine d’huile de digestion lancée par Klebz et suivie de près par Good Dog. Ici, là, juste à côté des sillages de propulsion.
- Qu’est-ce que c’est ?
- À votre avis ?
- Un trou noir ?
- Non, regardez, là, ces impacts à flux turbulo-laminaires, ça ne colle pas.
Klebz lança une seconde fois la baballe gluante, cette fois-ci sur le pupitre de commande des stores à déflection rétractable, ce qui eût pour effet de fermer toutes les baies de naviguage visuel.
- Bon, KLEBZ ! s’insurgea le capitaine, tout insurgé.
- Oui bon... penauda-t-il.
- Donc, Lumi, reprit Tipek en ouvrant les panneaux de la baie principale. C'est quoi, à votre avis ?
- Si ce n'est pas un trou noir, et avec ces échos, ça ne peut-être qu'un engin propulsé... par anti-matière ? De cette taille ? C'est impossible, voyons !
Wall-ID, qui ne s'était pas montré depuis une semaine (on apprit plus tard que ce couillon était tombé en panne de batteries dans la soute, obligeant un drone de maintenance à reprogrammer sa routine de contrôle), fit son apparition au milieu de tout ce petit monde. Attirés par le soudain remue-ménage, Brossard, un taser à la main, ainsi que Von Dutch, une louche dans la pogne, s'approchèrent alors qu'ils passaient dans un des couloirs attenants.
- Capitaine, moka kapter signal.
- Il parle de plus en plus mal, çui-là, affirma Brossard en filant un coup de botte dans le robot.
- tuouiiiit... Krftz üdentüfüÄ voo soo pÄne de dÄstrÜxion...
- Bordel on comprend rien ! s'exclama le capitaine. Brossard, arrêtez de taper sur Wall-ID, il est déjà suffisamment mal en point : on ne comprend plus rien à ce qu'il dit.
Hal, qui, lui aussi, avait fini par rejoindre l'équipage, interrompit Tipek.
- Euh capitaine, je me demande si ce n'est pas juste une langue étrangère. Voyons, branchons les récepteurs sur l'unité centrale à pentuple algorithme de traductance.
Wall-ID réitéra son étrange message, mais la teneur de celui-ci n'échappa à personne. Cette langue étrange ne provenait, d'après l'ordinateur de bord, d'aucune planète répertoriée, ni d'aucun peuple connu. Les puissants programmes codés en T++ natif avaient toutefois permis de comprendre le message suivant : si l'Amérion ne s'identifiait pas rapidement, il serait détruit sans sommation.
- Hal, vous pouvez leur envoyer un message ?
- Je…
- Très bien. Dites leurs que nous ne sommes pas des ennemis. Je ne sais pas qui ils sont, mais vu la taille de leur bâtiment, on ne fait pas du tout le poids. Chacun à son poste. Et préparez la riposte. Même si c'est mal barré.
Fébrilement, les membres de l'équipage s'installèrent à leur poste. La réponse du terrible engin, invisible pour l'instant, mais bien présent sur les écrans radars, ne tarda pas. Traduite, cette fois. Et en dolby digital surround autoradio dans les très-hauts parleurs de la passerelle.
- Désactivez les boucliers de contre-mesures et transmettez à votre équipage. Nous prenons le contrôle de votre appareil. Ne tentez aucune résistance ou on vous pètera la gueule en bonne et due forme. Terminé.
Chacun lança un regard de circonstance, au vu des circonstances. Hélas, le capitaine semblait résigné. La riposte ne serait que pure folie, déclara-t-il. Comme pour confirmer ses dires, les immenses baies de la passerelle furent entièrement occultées par l'appareil qui, désormais, contrôlait le leur. Des caractères barbares passèrent fugitivement devant eux, mais l'équipage de l'Amérion n'eut aucun mal à les déchiffrer. En lettres noires, s'inscrivait la mention AGC-KALÜPSAUH.
- Calüpsauh ? C’est quoi encore, ce vaisseau ? brailla Brossard. Un astronef de la Confédération du Commerce ?
- Je ne pense pas, répliqua Lumi. Ce vaisseau est beaucoup trop gros. Et beaucoup trop technologique. En fait, je ne crois pas avoir jamais vu un tel niveau de technologie sur un vaisseau humain.
- Une autre espèce, alors ? hasarda Klebz, histoire de dire quelque chose.
- Peut-être bien, fit Hal, l’air grave.
- Eh ! Oh ! Tronche d’avocat ! Ca suffit, la rétention d’information ! Arrête un peu de te la péter avec tes ondes psioniques à rémanence nucléaire, et dis-nous ce que tu sais, si par hasard tu sais quelque chose, s’énerva Von Dutch.
- ‘Suffit ! hurla Tipek en séchant tout le monde.
L’Amérion se mit à trembler. Le vaisseau étranger, quel qu’il fut, et de quelque origine qu’il soit, était en train d’aborder. Klebz émit un couinement et rentra la queue entre les jambes. Good-Dog rampa tant bien que mal sous une couchette, tandis que Wall-ID continuait à transmettre le message de mise en garde, tous gyrophares allumés.
Des bruits de perceuses à blindage thermo-ignifugé se firent entendre. Wall-ID avait refusé d’ouvrir l’iris avant de tomber en carafe – les gyrophares avaient *encore* vidé ses batteries – du coup les hostiles avaient dû commencer à scier la coque. L’air puait le métal brûlant. Le capitaine avait interdit tout acte de violence, arguant que, de toute façon, l’Amérion ne faisait pas le poids. Klebz alla quand même chercher sa petite carabine à air déprimé et la planqua sous son uniforme. Brossard, lui, alla fureter en douce dans l’armurerie, et récupéra un mini fusil à pompe à mortalité variable. C’était contre les ordres mais après tout, on ne savait jamais.
Brutalement, la coque céda. Tout le monde recula, instinctivement, puis l’équipage se réunit au centre du pont principal, attendant l’inéluctable. De la fumée jaillissait de la coque éventrée et, par delà les gerbes d’étincelles, on pouvait distinguer le sas d’amarrage. Ces types là étaient des pros, à n’en point douter. Un bruit de cavalcade retentit, puis des hommes en armure lourde firent irruption sur le pont de l’Amérion, très vite suivis par un homme grand, vêtu de noir. Et puis, évidemment, le type en question respirait un peu comme Dark Vador, enfin pas complètement, mais un peu quand même, quoi.
Enfin bref, Tipek fit face, avec anxiété. Sans se laisser démonter, il ouvrit les négociations :
- Capitaine Tipek, commandant de l’USS Amérion. Qui êtes-vous pour oser forcer ainsi un vaisseau de la Coalition ?
- Je suis l’amiral Koostau.
- Jamais entendu parler.
- Evidemment, nous venons d’un autre monde, fit Koostau avec dédain, avant de faire signe à ses hommes.
- Tiens donc ? Quel autre monde ?
- Une galaxie lointaine, très lointaine. Tellement lointaine que vous en ignorez même jusqu’à son existence…
- Alors pourquoi vous en prendre à nous ?
- Vous ? Mais on n’en a strictement rien à carrer, de vous !
- Eh ben ? groumfa Klebz.
- Fouillez-moi ce vaisseau, de fond en comble ! éructa Koostau. Je le veux ! Et je le veux VIVANT !
- Mais enfin de quoi vous parlez bordel ? craqua Hal.
Koostau soupira.
- J’ignore si vous serez à même de comprendre, mais je vais tenter de vous éclairer.
- C’est ça, c’est ça, ricana Brossard en caressant son fusil planqué bien au chaud entre ses gros pecs. Ne nous prenez pas trop de haut non plus, hein ?
Koostau ignora la remarque, et reprit :
- Comme vous ne le savez sans doute pas, le genre humain est apparu par gradation un peu partout dans l’immensité froide de l’espace. En fait, nous sommes la forme de vie la plus banale qui soit. A tel point que nous en sommes devenus le matériau de base de la Vie dans l’Univers. Et, comme toutes les matières premières, nous attirons les convoitises.
- Putain mais de *QUOI* vous parlez sérieux ? fit Von Dutch avec des yeux de merlan frit.
- Les Moissonneurs, fit Koostau avec un air grave. Ils sont l’espèce la plus évoluée de l’Univers. Ils ont des milliards d’années d’avance sur nous. Et encore, je parle de nous. Vous, vous n’êtes qu’une humanité attardée de seconde zone, tellement peu évoluée que c’est à peine si les Moissonneurs s’intéressent à vous. Vous ignorez donc tout du vrai drame qui attend votre espèce : l’extinction pure et simple.
- Putain ! fit Brossard.
- L’échec ! lâcha Von Dutch.
- Ca n’explique toujours pas ce que vous cherchez à bord de l’Amérion, remarqua Skofüld avec beaucoup de justesse.
- Eh bien, aussi avancés soient-ils, les Moissonneurs ne sont pas invincibles. En moyenne, nous n’avons aucune chance, d’ailleurs nous ne sommes plus que les derniers vestiges de notre propre humanité, mais il nous arrive d’en sécher un ou deux, à l’occasion. Alors, quand on en tient un, on ne le lâche pas.
- Ainsi, vous pensez que nous abritons un de ces… « Moissonneurs » ?
- C’est possible. On lui a vidé un chargeur d’anti-bosons de Higgs dans la mouille l’autre jour. Mais il s’en est tiré, l’enfoiré.
- Mais comment pourrait-il être ici, enfin !?
- Votre raisonnement est typique d’humains sous-développés, susurra Koostau.
- Cessez un peu de nous prendre pour des abrutis, s’emporta Tipek. Si vous voulez jouer à qui a la plus grosse, ok, vous gagnez : votre fichue Calüpsauh est plus balèze que notre vaisseau, mais enfin, regardez ! L’Amérion, c’est quand même pas une brêle non plus, au niveau technologie des mécanismes !
- Il suffit ! Le jour où vous maîtriserez l’effet cosmodésique, on en reparlera. Pour l’instant…
Klebz était complètement largué. Il jeta un coup d’œil à Lumi à tout hasard, pour voir si elle bitait quelque chose. Elle répondit que ça lui faisait vaguement penser à l’effet Cureuil, qu’elle avait d’ailleurs étudié en thèse, mais tout le monde l’avait prise pour une folle à l’époque, enfin bref, elle n’en savait rien, en fait.
- Les Moissonneurs, reprit Koostau, ne sont pas comme vous et moi. Ce sont des entités bio-artificielles. Capables de traverser la matière et de survivre à l’espace intersidéral. Mais lorsqu’ils sont blessés, ils ont besoin de métal pour régénérer leur conscience. Or, vous êtes le principal réservoir de métal du coin, vous savez. Excepté nous, bien sûr.
- Et comment vous comptez le repérer ?
- Leur conscience biotique génère une signature tout à fait particulière dans le spectre des hautes énergies. Il suffit de savoir quelle fréquence chercher. Il s’agit du 107.7 MHz, en l’occurrence. En fait, ils polluent allègrement la bande FM. C’est même comme ça qu’on les a découverts.
- Comment ça ? fit Hal, vachement intéressé comme d’hab dès qu’il s’agissait d’ondes et autres conneries dans le genre.
- Eh bien, reprit Koostau avec un maigre sourire, le grand Projet des Archives devait nous mettre à l’abri de l’inexorable dégradation entropique de l’Univers. L’Archive principale était même une avancée technologique sans pareil, puisque nous étions parvenus à stopper l’embellie entropique de la matière. Mais ça, c’était avant que les Moissonneurs ne fassent irruption et ne bousillent tout rien que par la force de leur pensée. On a vraiment joué de malchance : la fréquence propre du noyau central de l’Archive était justement calibrée sur 107.7 MHz. Il leur a suffi de passer dans le coin pour la détruire… C’était vraiment la loose. Mais en fait, on n’aurait pas pu faire autrement.
- Pourquoi ? s’étonna Lumi.
- Cette fréquence est LA fréquence. C’est la seule capable de stopper l’entropie des noyaux de graulaunium enrichis.
- Etrange coïncidence, quand même.
- Absolument pas. Les Moissonneurs SONT des êtres isentropiques. Ils ont découvert cette technologie suprême il y a déjà des milliards d’années. Toutes les mémoires de tout leurs représentants ont été scannées puis retranscrites en ondes isentropiques.
- Vous voulez dire qu’ils ont découvert la vie éternelle ?
- A une rafale de bosons près, oui.
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