La boulette
Dans le carré de l’Amérion, ça n’allait pas fort. La décision de Koostau de rester ici, sur AGC-712, avait vraiment séché tout le monde. Certes, ça n’était pas forcément une mauvaise idée de rester sur cette petite planète finalement bien sympa, histoire d’y fonder une nouvelle civilisation, tout ça tout ça. C’était même vachement courageux, en fait. Seulement voilà, pour une fois que les membres de l’Amérion avaient enfin réussi à se faire de vrais potes (Good-Dog, aussi sympathique fût-il, n’était qu’une machine après tout), eh bien ça faisait quand même grave chier de repartir tout seul. Bien sûr, l’Amérion serait de retour sur Terre d’ici peu de temps (inch’allah), mais ce serait pas pareil. Du coup, tout le monde faisait la gueule – même Good-Dog boudait dans son coin, c’est dire. Pour contrecarrer cet élan de mauvaise humeur, et tout excité par les extraordinaires possibilités culinaires offertes par la luxuriante AGC-712, Von Dutch avait préparé un méga gueuleton en guise de petit dej’. Mais rien n’y faisait : l’ambiance était glauquissime. Klebz mâchonnait sans grande conviction quelques céréales au graukao, tandis que Hal sirotait son bol de nesgruik d’un œil morne. De son côté, Tipek n’avait même pas touché à ses graukapick. Fou de rage, Von Dutch se leva de table et renversa la kafeutière ainsi que la carafe de jus de konkombre. Personne ne réagit. Soudain, Brossard arriva en courant depuis la cale, tout fier :
- VICTOIRE !!! s’époumona notre gros bourrin préféré.
- Quoi ENCORE Brossard ? bougonna Tipek.
- Bin, vous savez, Wall-ID, tout ça ! Hier vous nous avez surpris en pleines négociations musclées au manche à balai, et...
- Venez-en au fait, Brossard.
- Bon, j’ai l’immense plaisir de vous annoncer qu’après une nuit d’intenses tractations au chalumeau (et avec une petite aide de la motopelleteuse planquée dans la cave), je suis parvenu à un accord avec l’extension domotique de bord.
Tout le monde se leva de table. Même Tipek était scié. Brossard savoura son instant de gloire.
- Mais mais mais... laissa échapper Von Dutch.
- Nom de Dieu Brossard ! fit le capitaine. Vous voulez dire que...
- Tout juste mon capitaine. Wall-ID a enfin accepté d’être relevé de ses fonctions d’extension de bord, Sir.
- Oah ça me troue l’fion ! souffla Maïkeule.
- Qui l’eut cru ? fit Hal en récompensant Brossard d’une bonne grosse tape dans le dos. Notre expert en areumafeu qui parvient à une solution *diplomatique* avec cette calamiteuse extension de bord ? La classe, moi je dis !
- Bon, eh bien... fit Tipek. Je suppose que c’est là une victoire historique pour l’équipage de l’Amérion ! On maîtrisera enfin pleinement le destin de notre vaisseau, sans ce foutu robot de mes [tüüüüüüüt] dans les pattes !
À ces mots, Brossard devint blême. Tipek trouva soudain que ça sentait l’arnaque à plein nez.
- Hébin ? Keskya Brossard ? Vous avez encore fait une connerie, hein ? éructa Tipek.
- Bin euh... En fait, vous imaginez bien qu’il y a une contrepartie à la maîtrise pleine et entière du vaisseau.
- À savoir ? soupira Hal.
- Wall-ID a obtenu la pleine jouissance de la sono de bord ainsi que l’entretien exclusif des sanitaires. Il a aussi demandé à s’occuper de la literie et euh...
Devant l’étendue de ces macabres révélations, personne n’osa dire un mot. Consterné et mortifié, chacun s’imagina tenter de dormir avec de la zique à fond les ballons dans de vieux draps tout collants car maculés de cambouis. Mais surtout, SURTOUT, tous les membres masculins de l’équipage se remémorèrent avec une angoisse mortelle la trop fameuse affaire des inversions du vecteur de gravité dans les urinoirs...
- BORDEL DE [tüüüüüüüt] BROSSARD VOUS ÊTES DORÉNAVANT INTERDIT *À VIE* DE TOUTE NÉGOCIATION QUELLE QU’ELLE SOIT NOM DE [tüüüüüüüt]! ME SUIS-JE BIEN FAIT COMPRENDRE ? hurla Tipek comme jamais il n’avait hurlé.
- Yes, sir !
Sur ces bonnes paroles, tout le monde vida les lieux, non sans filer un bon gros coup de pompe dans le derche de l’armurier, chacun son tour. Et, comme pour narguer le pauvre Brossard, Wall-ID passa par là en trottinant et sifflotant, retransmettant sur toutes les enceintes autoradiophoniques du vaisseau. Quelques pansements au cul plus tard, dans le hangar n°290...
- Bwoh allez Klebz, quoi, chuis désolé ! supplia Brossard.
Le mécanichien se tortilla de dessous le spüder et vint menacer Brossard avec sa meuleuse autorotative :
- T’es tellement un gros blaireau Brossard ! Keski t’a pris sérieux ?
- Mais tu me pardonnes, hein, hein ?
- Hmmmm bon. Ok. Si tu m’aides à réparer ces deux spüder. Ça marche ?
- Euh. Ok. Tope la.
Brossard s’approcha des deux spüder complètement défoncés. Les deux machines étaient tellement cuites qu’elles semblaient s’être encastrées dans... dans...
- Mais bordel COMMENT vous avez fait pour les mettre dans cet état-là vos spüder ? Tu étais de sortie avec Hal, c’est ça ? C’est pourtant pas le genre à déconner...
- Si seulement tu savais... soupira Klebz.
- Rhââââ, et puis ça chlingue en plus ! C’est quoi cette odeur !? Putain mais on dirait de la...
- De la merde, oui, je sais.
- Eh ben ?
Et Klebz de raconter comment, la veille, lui et Hal s’était vautrés dans une vieille mare. Mais ça, ça n’était que le début de l’histoire. La vérité c’est que, à peine remis en selle, ces deux gros abrutis avaient repris leur course avant de se retrouver (au détour d’un virage serré et donc de manière on ne peut plus brutale) nez à nez avec deux énormes pachüdermes. Enfin... "nez à nez" n’était sûrement pas la bonne expression, remarqua Klebz dans un soupir. Etant donnée la configuration de la situation au moment de l’impact, il serait plus approprié de dire "nez à cul". Avec deux pachüdermes. Deux. Un chacun. À pleine vitesse.
- Naaaaaan ! fit Brossard avec dégoût. Vous n’avez quand même pas... ?
- Si, fit Klebz d’une voix éteinte. Oh, que si...
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