XII. - 14h37
Le moteur lance un bruit à peine perceptible. Derrière les vitres, Zhī-Lì lance un salut de la main avant de retourner à l’intérieur. La voiture s’engage avec souplesse vers l’ascenseur le plus proche.
Une fois à l’intérieur, les faisceaux du scanner strient la cabine, mais un blackout survient au moment de toucher la carrosserie de la voiture. Plongée dans le noir, elle cesse de vrombir. Quelques secondes passent avant que tout se rallume ; pas de diodes vertes, une simple lumière de service encastrée dans le mur du haut.
“Tout va bien ?
— Notre trajet doit rester anonyme, Madame. Je vous prie de m’excuser pour le désagrément, nous allons reprendre.”
Le garde passe sa main à travers la vitre de la voiture et plaque une sorte de badge métallique sur le panneau de contrôle. Des rayons verts passent au-dessus de nos têtes, puis l’ascenseur se met en marche.
“Nous descendons… ? Où allons-nous ?
— Monseigneur m’a demandé de ne pas vous communiquer le lieu du rendez-vous, car cela pourrait présenter un risque. Je vous prie d’accepter mes excuses.”
Bon, autant parler à un mur… L’ascenseur descend durant cinq bonnes minutes, à tel point que j’en viens à croire que le rendez-vous se tiendra au milieu de mon salon. Le mouvement s’arrête tout juste un ou deux niveaux au-dessus de mon appartement. Le garde repasse son badge sur le panneau de contrôle, fait pivoter la voiture vers la sortie, et laisse les portes s’ouvrir sur une lumière radieuse.
Même le teintage des vitres ne parvient pas à endiguer la grande vague de lumière qui roule sur nous. À perte de vue, des champs de blés, ponctués çà et là d’installations agricoles. À quoi est-ce que tout cela rime ?
La voiture s’engage sur les derniers morceaux de route avant de trembloter sous les assauts des gravats. L’immense mer dorée s’étale à perte de vue, la chaleur augmente jusqu’à générer de discrètes gouttes de sueur sur le crâne rasé du chauffeur.
“Madame a-t-elle besoin que j’active la climatisation ?”
Je suis tiraillée entre l’envie de le railler sur sa parole soudainement retrouvée et la peur qu’il soit totalement imperméable à l'ironie.
“Non, ne vous inquiétez pas, un peu de chaleur ne peut pas nous faire de mal. Puis-je ouvrir la fenêtre ?
— Monseigneur m’a demandé de ne pas le faire.
— Dites à Monseigneur, s’il vous reprend là-dessus, que j’en assume la pleine responsabilité.”
Le fantôme d’un soupir s’échappe de ses lèvres, mais il reprend vite la face. D’une pression, il abaisse la vitre teintée et me laisse profiter de l’air frais au-dehors. Un air complètement libre, du genre que je n’ai senti que lors de la soirée au penthouse, dont le flot s’écoule sans le moindre gratte-ciel pour l'arrêter, comme une énergie pure, dépose ses caresses sur mon visage. La lumière des électrosoleils, une fois libérée du teintage des vitres, m’éblouit totalement…
“Madame pourra trouver une paire de lunettes dans la poche de sa portière, ainsi qu’un tube de crème protectrice”, déclare le chauffeur, qui a aperçu le plissement de mes yeux dans son rétroviseur.
Alors que je me laisse bercer par la douceur du tableau, je le surprends à jeter un coup d’œil au-dessus de son épaule, non sans lui lancer un sourire amusé. Il n’y répond pas et m’informe que nous arrivons bientôt.
Des bâtisses de style républicain ponctuent l’océan céréalier, comme de petits îlots de vie, autour desquels des fermiers en combi vaquent à leurs occupations, s’occupent tantôt de réparer les éoliennes dont sont habillés les toits, de préparer des quantités gargantuesques de terreau dans de grosses cuves odorantes, ou d’entretenir le réseau de canalisations dont est nervurée l’entièreté du niveau.
“Nous arrivons. Madame aurait-elle l’obligeance de refermer sa fenêtre ?
—Vous craignez la réaction de Monseigneur, hm ?
— Je… préfère ne pas l’offenser.
— Bien, bien…”
Une bâtisse en tous points similaires aux autres, si ce n’est pour son toit dénudé, et l’absence de fermiers autour, se détache des épis de blés.
“Que Madame m’attende ici, je reviens.”
Le chauffeur engage sa carrure de golgoth sur un petit sentier recouvert de copeaux de bois et toque à une porte en tôle. Il échange un instant avec quelqu’un à l’intérieur, puis il reprend place sur son fauteuil.
L’épaisse porte s’ouvre par le haut et révèle un garage complètement obscur. Le taxi s’engage dans la gueule de la bête avant qu'elle ne se referme derrière nous.
Alors des lampes incrustées dans les murs prennent le relai des éléctrosoleils et éclairent la pièce. Trois hommes armés et cagoulés se tiennent devant nous.
Un piège… ? Pourquoi… ? Je sens ma chair se hérisser sous les manches de ma chemise.
“Que Madame ne s’inquiète pas, elle comprendra bientôt à quoi servent toutes ces mesures de sécurité.”
Vachement rassurant, oui.
“Vous avez fait le check-up ?” déclare l’un des hommes armés d’une voix plus que menaçante.
Cryptage vocal, en plus… Où est-ce que j’ai atterri…
J’attrape un endorphinogène dans mon sac à main et l’avale avant que l’adrénaline ne fasse dérailler tout mon corps.
“Il tourne depuis tout à l’heure, répond le chauffeur. Aucune anomalie.
— Envoyez-le-moi.”
Après un pianotage sur l’ordinateur de la voiture, le chauffeur tend la tablette intégrée à l’homme cagoulé.
Ce dernier passe en revue le rapport, bombarde le chauffeur de questions rendues incompréhensibles par un jargon à base de noms d’animaux, de termes tantôt européens tantôt arabes, auxquelles le chauffeur répond patiemment.
“La qadima est gesichert ? demande la voix gobelinesque d’un deuxième garde. L’Old Tiger attend de prendre son repas.”
Tu parles d’un langage glauque…
“Gesichert, oui, c’est jayyid pour moi. Kommen rein.
— Nous pouvons entrer, reprend le chauffeur.”
Les gardes se répartissent : un devant, un à côté et un derrière nous et nous guident à travers un sous-sol dont la taille dépasse largement celle de la bâtisse, vue de l’extérieur.
***
Nous atterrissons après quelques minutes dans une salle bétonnée. Au bout d’une grande table, j’aperçois Dào Zhàn en train de picorer des moules avec une paire de baguettes.
“Ha ! Vous voilà enfin !”
Il se lève et s’empresse d’effectuer une révérence profonde. Puis, il relève les yeux vers ses hommes et s’exclame :
“Vous ne pouvez pas retirer vos cagoules ? Franchement, j’ai l’impression que nous sommes des terroristes.
— Monseigneur, bredouille le garde de devant, il nous faut nous assurer de nos sécurités respectives…
— Vous avez fait le check-up, non ?
— Oui.
— Alors… à quoi rime ce cirque ? Vous n’allez pas me dire que vous doutez de la loyauté de Jiēshòu, après ce qu’elle a fait pour nous, tout de même !
— C’est-à-dire, Monseigneur, qu’il nous faut rester…
— Prudents, je sais. Vous l’avez été, c’est bon. Alors pour l’amour des sages, retirez-moi ces cagoules et désactivez vos cryptages vocaux. J’ai l’impression de parler à des créatures farfelues tirées d’un conte pour enfants.
— Bien, Monseigneur.”
Les trois gardes s’exécutent et révèlent des visages de poupons, dénués de toute cette dureté qu’ils ont voulue simuler jusque-là.
“N’est-ce pas tout de même plus confortable ainsi ? Bien, laissez-moi m’entretenir avec elle.”
L’ombre d’une protestation passe sur les visages des gardes.
“Ce n’était pas une question, laissez-nous seuls. Hóng Yīng, je vous remercie d’avoir bien escorté Madame jusqu’ici. Vous pouvez également disposer, je veillerai à vous récompenser personnellement.
— Monseigneur est trop généreux.
— Allons, pas de fausse modestie entre nous”, sourit Dào Zhàn.
Les gardes sortent la tête basse, suivis de près par le chauffeur de taxi. Je distingue alors les notes légères d’une symphonie électronique, jouée par une vieille machine au fond de la pièce.
“Je suis content de vous revoir, Jiēshòu. Avant toute chose, je tiens à m’excuser de n’avoir pu vous contacter avant, question de sécurité.
— Sécurité comme celle louée par vos gardes, ou…
— Haha ! Vous avez le sens de l’humour. Non, les risques étaient bien réels, d’où la voiture blindée, le code lors de notre conversation de tout à l’heure… Enfin, tout est passé. En parlant de micro-tablette, donnez-moi la vôtre un instant, je vais retirer la puce de tracking.”
Dào Zhàn la pose sur un établi et sort une boîte de tournevis d’un des tiroirs.
“Vous vous demandez certainement pourquoi je vous ai donné rendez-vous ici, dans un coin perdu de la Ferme.
— Entre autres, oui.
— J’ai des choses à vous y montrer. Ce lieu n’est pas choisi au hasard. Avant toute chose, il me faut vous remercier. Je ne sais pas si vous en avez conscience, mais ce que vous avez accompli il y a une semaine tient du prodige.
— Je… merci, mais séduire un homme, est-ce vraiment si incroyable que ça… ?
— On ne parle pas de n’importe quel homme.”
Dào Zhàn reclipse la coque externe de la micro-tablette et replace les vis dans leurs trous avant de me la tendre. Sur l’établi est restée la puce, dont la forme évoque celle du céphalothorax des araignées mécaniques.
“J’en suis venu à croire, Jiēshòu, que vous disposez d’un pouvoir très particulier, enfin, que plus que d’en disposer, vous êtes ce pouvoir. Promettez-moi de ne pas me prendre pour un esprit fou et de m’envoyer à l’asile, hm ?
— Voyons, qu’est-ce que vous racontez ?
— Simple boutade. Asseyez-vous à côté de moi, je vais vous servir un verre.”
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