I.2. - 8h21

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 Sa voiture émet un dernier son mielleux avant de disparaître au croisement le plus proche. Un vent froid mord le bout de mon nez. Le jeune couple aux yeux brûlants d'amour partage un cornet de perles de coco à côté de la camionnette du vendeur. Un parfum fruité parvient jusqu'à mes narines et me pousse à les rejoindre.

“Honneur et Paix, déclare le vendeur. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Eh bien, ce cornet m’a l’air tout à fait excellent. Vous pouvez me mettre six perles ?

— Pas de problème !”

 La jeune fille m’adresse un sourire, suivie par son copain, avant de s’éloigner vers le centre-ville. Le vendeur échange mon billet du vieux roi contre deux visages de Lù Yuè, une image des lions de Jade sur la Place de l’Ascension, et, enfin, les armoiries de Tiankong.

 “Bonne journée à vous”, déclare-t-il, tandis que je glisse les papiers dans une poche au niveau de ma poitrine.

 Les Halles sont vides. Les vendeurs ne se hasardent pas à m’alpaguer comme ils le font avec les touristes et se contentent de me saluer de la main. Des nuées d’oiseaux piochent des morceaux de fruits et légumes jetés, puis les ramènent à leurs cachettes creusées dans le grand chêne. J'ai le temps de profiter des dernières minutes d'aube avant que le Soleil ne se lève pour de bon.

“Zhī-Lì ? T’es là ?”

 Une armoire à glace se détache d’un mur et me fixe avec des yeux gonflés.

“Ha ! Encore en train de pioncer ?

— Faut dire que… (Le commerçant bâille à s’en décrocher la mâchoire) c’est pas bien animé.

— La semaine dernière, c’était la pluie qui te retirait toute énergie… Encore avant, c'était l’air du désert qui te rendait amorphe.

— Eh ben, c’est moi qui suis mon propre patron, non ? Donc si quelqu’un doit me taper sur les doigts…

— Je te tape pas sur les doigts, je fais que pointer des faits.

— Je vous remercie pour votre travail d'analyse, Madame, rit Zhī-Lì en se tapant le ventre. Combien je vous dois ?

— Va pour cinq pommes, quatre carottes, deux poireaux, trois pommes de terre… Et, il est où, le petit ?

— Doit encore être en train de siester à l’arrière. Ça te fera 38 satvas.

— Tiens, j’ai un billet de 50. Rajoute quelque chose pour lui avec la différence.

— Mílè !” siffle le colosse.

 Une boule de poils déboule sur le carrelage et exécute des aller-retours frénétiques entre mes jambes et celles de Zhī-Lì.

“Qu’est-ce qu’il a grandi !

— C’est que ça pousse à toute vitesse, à cet âge. D’une semaine à l’autre, tu le reconnais plus !”

 Le petit dogue du Tibet se colle à mes chevilles avant de retrouver son calme. Une lumière discrète éclaire les yeux de Zhī-Lì. Je sens un courant d’air souffler sur mes cheveux.

“Dis, tu voudrais pas le récupérer ?

— Hein ? Mais pourquoi ?

— C’est que j’ai pas forcément le temps de m’en occuper et ce genre de bestiau mange comme quatre.

— Parce-que tu crois que j’ai le temps, moi ?

— Le temps, je ne sais pas, mais l’argent, sans aucun doute. Et il t’aime bien.

— C’est un chiot, Zhī-Lì, les chiots aiment tout le monde.

— Pas lui. Il n’y a qu’avec toi qu’il fait ça.

— T’as bien choisi ta profession, toi ! Tu serais capable de me refiler le moindre chat qui traîne en me faisant croire que ce sera l’amour d’une vie.

— Évidemment que j’ai bien choisi. Faut que je te raconte, lors de la dernière escale, j’ai réussi à faire payer 60 satvas le kilo de pommes de terres à un couple de touristes.

— Vendeur serait donc une profession de fumier ?

— Haha ! Il faut bien que les caisses se renflouent, et ils n'avaient pas l'air mécontents. Enfin, pour le chien, je n’exagérais pas.”

 Face à ma mine plus que sceptique, Zhī-Lì se met au garde à vous et tape de tout son poing sur sa poitrine. Puis il déclare, en adoptant un ton formel au ridicule :

“Sur l’honneur de la Lignée des Très Nobles et de cette ville, je garantis que Mílè, ci-présent, n’a d’égard que pour vous, ô très noble Jiēshòu, issue de la lignée des non moins nobles… eh bien…

— Ah ! Tu t’es posé une colle tout seul !

— C’est vrai ça, c’est quoi ta lignée ?

— Trop tard, ta déclaration tombe à l’eau. Néanmoins, je suis d’une telle noblesse que je consens à accepter d’héberger chez moi ce petit être.”

Le chien bondit et repart dans un concert de câlins. Le commerçant se prépare déjà à aller chercher sa litière.

“Attends… !

— Quoi ? s’immobilise Zhī-Lì.

— Il faut d’abord que je demande l’autorisation à mon mari.

— Oula… ça peut mettre longtemps, ça.

— T'as de la chance. J’ai rendez-vous avec lui demain en fin de matinée au palais municipal.

— Pourquoi ça ?

— De la paperasse, comme toujours. J’ai quelques clients jusqu’à la tombée de la nuit, donc si tu peux venir me le déposer…

— Et qu’est-ce que j’aurai, en échange, moi ?

— Je t’offre le dîner ! Tu pourras pas résister à une bonne cuisine, je me trompe ?

— Tu sais me parler, toi !

— Préviens-moi quand tu sors du travail.

— Aucun problème ! Tu vas aller t’asseoir sous l’arbre avec le chien avant de repartir ?”

 Je réponds par un hochement de tête. Le commerçant me tend trois paquets dont un qui attire immédiatement la convoitise de Mílè. Ce dernier me suit jusqu’au banc sous le Grand Chêne, où je profite de mes perles de coco et lui permet de déguster un bon steak d’auroch. Les dernières traces de rose dans le ciel ont disparu ; le jour s’est véritablement levé. Le vent dans mes oreilles me berce tandis que je ferme les yeux pour profiter de l’instant. Peu à peu, les Halles prennent vie et des familles, couples ou âmes solitaires s’arrêtent à chaque échoppe et négocient les meilleurs prix. Les commerçants résistent tant bien que mal et les bras de fers verbaux s'enchaînent les uns après les autres. L’animation ambiante déteint sur les oiseaux qui couvrent la voûte du bâtiment de leurs cris et chants. Mílè, après avoir englouti son bout de viande, pose son museau sur mes chaussures et s'endort.

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