1 - Edgar contre le monde.
Edgar pestait.
C'est ce qu'il faisait le plus souvent et le mieux, aux dires de sa mère veuve de militaire
Il pestait contre le bec de sa burette, pas assez long, contre l'huile, pas assez fluide à cause du froid trop en avance pour la saison ou trop liquide pour cause de canicule, contre ses outils trop lourds et surtout contre cette damnée horloge qu'il était condamné à entretenir jusqu'à la fin des temps. Du réveil au coucher, il pestait. S'il y avait eu une Madame Edgar, elle aurait sans aucun doute témoigné qu'il pestait aussi en dormant.
Il pestait contre le temps trop sec qui le faisait pleurer, contre le vent qui charriait du sable dans les rouages, ou contre l'air humide qui provoquait l'apparition de rouille là où sa burette était trop courte pour aller. Il aimait simplement pester. Ça lui donnait du cœur à l'ouvrage. Il aimait aussi cette horloge tricentenaire, malgré tous ses défauts.
Il pestait contre le maire aussi, un rond-de-cuir qui avait eu la lubie d'ouvrir la vieille tour de l'horloge - presque son horloge personnelle à lui, Edgar - aux touristes avides de découvrir un monument des prémisces de l'ère industrielle. Entendez que, pour lui, un "touriste" était le synonyme parfait de "envahisseur indésirable" qu'il soit autochtone ou non. Edgar ne faisait pas de discrimination. En règle générale, tout ce qui n'était pas lui était un casse-pieds.
Les rares curieux du coin avaient appris depuis longtemps qu'il était physiquement moins dangereux d'admirer l'horloge depuis la rue en bas que d'essayer d'en découvrir l'envers mécanique. La tour n'était pas un endroit où déranger Edgar. D'ailleurs nulle part n'était l'endroit où déranger Edgar s'il avait un objet à portée de main dont il puisse vouloir subitement tester l'aérodynamisme dans la direction, malheureusement souvent précise, de la tête du téméraire fâcheux venu l'importuner.
A cause des touristes, le bourgmestre l'avait obligé à poser des grilles pour prévenir d'un accident autour des mécanismes, ce qui l'obligeait à les démonter et à les réassembler souvent pour accéder à certains engrenages comme ceux du calendrier lunaire en bas à droite de l'horloge ou pour resserrer les vis de fixation du "V" de IV heures qui jouaient contre lui. En bas à gauche, il y avait eu un petit calendrier journalier mais il n'avait jamais fonctionné correctement et demandait trop d'entretien. Il ne savait effectuer qu'une révolution mensuelle en trente jours ce qui obligeait Edgar à le recaler tous les deux mois en plus de Février.
Edgar l'avait démonté après une énième plainte de son tortionaire municipal pour l'installer dans un coin poussiéreux de l'Atelier de Mécanique Communal , pompeuse appellation désignant le dernier étage de la tour de l'horloge d'où il pouvait écouter la pluie vingt-cinq mètres avant les piétons dans la rue. Il aimait y passer les rares heures où il n'avait rien à faire. Enfin, c'était les heures où il devait trouver tout seul à s'occuper, c'est à dire quand son échevin l'oubliait. Edgar était, à son grand désespoir, le seul employé technique municipal.
Il officiait sur la grande horloge. Il venait de débrayer l'aiguille des minutes pour rattraper un jeu trop important sur l'axe, avec une pensée pestante pour le bourgmestre, exploiteur notoire, dont les fenêtres donnaient sur la place de la Mairie, et qui ne manquerait pas de l'engueuler s'il ne terminait pas rapidement, c'est à dire avant d'avoir commencé, comme d'habitude. Edgar suspectait que ses voisins avaient élu le maire parce qu'il était le seul à oser lui tenir tête.
— Bonjour ! Belle mécanique !
Edgar sursauta, manquant de lâcher sa clé de huit allongée par ses soins dans les entrailles de la machinerie, jura un grand coup pour la forme puis tourna la tête, lentement pour marquer sa désapprobation.
Un touriste.
Forcément.
Il aurait dû s'en douter. Il n'y avait que les touristes pour venir chatouiller son transit intestinal quand il travaillait. Celui-là était vêtu d'un manteau de pluie trop grand et de bottes de cavalier luisantes, noires avec une bande de cuir fauve en haut.
Ses mains ne dépassaient pas des manches, il faisait un drôle de geste pour en extraire une main avant de pouvoir toucher son chapeau à grands bords mous qui lui faisaient comme des oreilles de basset. Edgar se rappela de ce gars à l'école, qui habitait sur la colline aux daims, que sa mère habillait des loques de ses grands frères, trop petites pour eux mais encore bien trop grandes pour... Roben qu'il s'appelait. Roben... Roben Grantonge, c'était ça. Qu'est-ce qu'il était devenu ce...
— Je disais : belle mécanique ! C'est ancien, non ? On n'en voit plus beaucoup des comme ça maintenant. Ils mettent de l'électricité partout. C'est gâché, je dis.
Edgar regardait le touriste d'un air perdu, pris entre l'envie de lui faire manger sa clé de huit spéciale entre les deux oreilles et celle de répondre, par pure politesse. Pour faire plaisir à sa vieille mère qui viendrait sans doute lui pourrir ses vacances à la prison du district en venant le visiter tous les jours avec des oranges et parce qu'il détestait les oranges, il opta pour la seconde option. A cause des lunettes aussi, grandes et rondes, de celles qui font oublier le visage qu'il y a derrière. Ce touriste avait le visage allongé comme un cornichon, mais en moins vert. C'est ça. Un cornichon de touriste avec un manteau trop grand de six tailles et mouillé.
— Elle est fatiguée surtout. Elle ne tourne plus comme dans le temps. Tous les jours elle perd une minute. Notre estimé maire ne manque pas de me le rappeler chaque fois qu'il revient de la ville. Tous les jours quoi.
— Ah. Et elle la perd à quelle heure ?
— Pardon ?
— La minute, c'est à quelle heure qu'elle la perd ?
— Euh, j'ai jamais regardé. Ça doit se faire un peu partout sur la journée. Enfin je pense.
En parlant, le touriste s'était approché de l'assemblage de rouages, d'engrenages, d'axes de métal et de graisse antique.
— Euh, monsieur, vous approchez pas, vous allez vous saloper...
L'homme refit ce drôle de geste avec sa manche trop grande, qu'il remonta jusqu'au coude, découvrant un bras maigre. Edgar fit un pas en avant pour tenter de le retenir, ce crétin de touriste qui marmonnait...
— Une minute tous les jours. T'es une gourmande, toi.
Le touriste plongea brusquement la main dans le foisonnement de métal, de pièces et de dentelures. Il fourragea fermement, appuyé sur le maître moyeu, une jambe à moitié en l'air. Edgar aurait juré voir son bras passer au travers des pièces...
— Je vais te... Te... Te... Te voilà saleté !
Il ressortit son bras lentement, agité de soubresauts, comme si un gamin tenait un crapaud peu collaboratif d'avoir vu une paille dans l'autre main du mioche. Il tenait dans ses doigts en cage une petite chose, un peu comme une araignée velue, avec de longues pattes fines. Un peu comme une souris, un petit corps fourreux, un peu comme... Non. Ça aurait pu être... Avec des reflets métalliques... Il avait bien vu pourtant. Mais non, ça ne pouvait pas être. Edgar regarda stupéfait l’homme glisser la bestiole, puisque c'était visiblement vivant, dans une poche intérieure de son manteau trop grand et boutonner calmement la patte de fermeture.
— Qu'est-ce que... C'est qu... Mais... Qui...
— Ah. Oui. Ça surprend toujours un peu. J'ai lu un article sur internet. Sur un site fumeux d'ailleurs - ils disaient que la tour est hantée et que même les gens du coin ont peur d'y monter- mais je me suis dit que je viendrais faire un tour. Le dérèglement de l'horloge, vous vous souvenez ? Cette minute perdue ne venait pas de cette vieille dame ou de vos réparations hasardeuses. Cette - comment dire ? -, cette chose... vole du temps. Oui, il est plus simple d'expliquer comme ça. En général elle en prend très peu chaque jour, pour que le vol ne soit pas remarqué, mais quand même, un peu. Celle-là est une grosse gourman... Attendez. Elle n'est pas si grosse qua ça... Je me demande...
Il se faudra sur l'axe à nouveau, décollant les deux pieds du sol, fourrageant plus loin, le bras gauche passant encore visiblement au travers du métal. Edgard se surprit à passer la main sur son propre bras gauche.
— Où qu'il est, hein ? Où qu'ils sont ? Ah ! Oui, forcément, pas encore éclos. Une minute, ça s'explique maintenant.
Il extirpa sa main et Edgar put voir trois petits cuves bleuâtres, velus un peu, veinés de rose pâle, pas plus gros qu'une bille.
— Des œufs. C'est pour ça qu'il lui fallait plus de temps. Des œufs. Et ça veut dire que vos problèmes sont réglés. Merci beaucoup pour votre aide, monsieur le mécanicien. Vraiment. Je vous laisse, j'ai à faire.
— Mais qu'est-ce que c'est que...
— Ah. Oui. Des voleuses de temps. Elles en volent un peu. Elles l'étirent pour y vivre. Il leur faut juste un endroit comme ici, où le temps prend forme. Il y a d'autres moyens de matérialiser le temps, comme des moments particuliers, les changements jour-nuit ou les saisons, les phases de la Lune, tout ça... Bien sûr, leur espèce existait avant l'invention des horloges mais elles se sont acclimatées aux humains, comme les chats. Vous aimez les chats ? Vous ne voudriez pas savoir d'où ils viennent, je vous l'assure. Celle-là c'est une voleuse des villes, plus facile à attraper parce qu'elle n'a pas de prédateurs, elles sont aussi moins agressives quand elles sont repues. La voleuse des champs est plus rustique, plus forte, plus de dents aussi. Quelques hommes ont suspecté leur existence en commençant à mesurer le temps. Il y a tellement de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, que n'en rêve votre philosophie...
L'homme s'était éloigné en parlant, sa voix se perdit dans l'escalier de la tour.
Edgar, interdit, regarda la porte restée ouverte, puis sa clef de huit, dévisagea l'horloge, pris un gros marteau et entreprit d'embrayer l'aiguille des minutes.
Personne ne le croirait, pour sûr.
Il en oublia même de pester.
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