6 - L'or dure.

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Préambule : Je me suis rendu compte que ce récit est un peu difficile à suivre, j'ai donc préfixé chaque intervention par l'initiale des personnages : Andreas et Thélesphore. Suivant ce principe, vous comprendrez quand un "?" apparaîtra.


T— Salut, Andreas.

A— Salut, Thélesphore. Ca fait plaisir de te voir. J'ai failli croire un moment que tu ne viendrais pas.

T— Tu me dis ça à chaque fois. C'est plus facile pour toi, tu habites encore ici. J'ai de la route, moi, depuis Thessalonique. Et nous avons juré : à ce banc, au chaque troisième jour du mois de mai jusqu'à ce que la mort nous efface. Le même banc au bout du môle du port de notre village natal, au pied du fanal, depuis quarante-neuf ans...

A— ... Pour ne jamais oublier, oui. Tiens, assieds-toi. J'ai amené le pain, le jambon sec et la feta. C'est du nouveau charcutier au village, il travaille bien. Ulysse a pris sa retraite à la Noël. J'ai les olives aussi, toujours les mêmes.

T— J'ai cuit le pain pita ce matin et j'ai pris une bouteille de vin de chez nous, comme la première que j'avais piqué dans la cave de mon père. Il avait bien plu à l'époque. D'ici, la vue sur le port et la mer est toujours aussi belle. Ce banc est comme entre deux mondes. Regarde les quelques dernières coques à touristes rentrent avant la nuit. Avant il y avait plus de pêcheurs qui naviguaient. Et nous, on fait le même repas depuis quarante-neuf ans.

A— Oui. Et en plus, pour se redire les mêmes souvenirs. Quelle misère...

T— On commence, Andréas ?

A— Après toi, Thélesphore. Comme toujours.

Andreas, le physique buriné, encore athlétique malgré un petit ventre d'âge, avait gardé la coquetterie de sa jeunesse : toujours la même coupe de cheveux gominée, intemporelle, élégante et masculine. Il avait des mains de paysan, sèches, noueuses et puissantes. Il n'avait jamais quitté le pays, ni pris la mer. Thélesphore était plus petit, plus rond d'une vie de bonne chère et de plaisirs citadins. Il avait fait carrière dans l'éducation, maître d'école puis directeur, et chérissait l'histoire antique et le grec ancien. Aucun des deux ne pensait à la retraite. Aucun des deux n'aimait l'eau salée. Thélesphore se racla la gorge, et commença.

T— C'était le trois mai mil neuf cent soixante-treize. L'église du village avait sonné vingt heures.

A— Nous étions venus ici, Basile, toi et moi, pour profiter de la fin du jour et rigoler sans que les vieilles des maisons autour du port ne nous gueulent dessus.

T— Basile était notre ami. Il avait notre âge.

A— Nous avions seize ans.

T— J'ai dit "Tiens, c'est pas l'Agora du vieux Chrysotome qui arrive, là ? Il est en retard sur le jour."

A— J'ai répondu "oui, il a dû faire bonne pêche pour rester en mer ou peut-être qu'il a eu des problèmes" et Basile a ajouté "c'est dommage, il n'y a plus personne sur le quai. Il ne vendra rien à cette heure." Et là tu as dit...

T— J'ai dit : "si, il y a nous. Hé, Chrysothome ! Tu veux un coup de main ?" Il nous a fait comprendre que non et qu'on pouvait lui foutre la paix, ce vieux grincheux.

A— C'est là qu'on a entendu les bruits de pas, secs, comme un de ces trucs sur les pianos, un mètre aux normes."

T— Un métronome, je te l'ai déjà dit quarante-huit fois. Je me suis tourné vers le port pour voir d'où venait ce bruit.

A— Oui, tu as vu une sorte d'Evzone entrer sur le môle, comme les gravures dans les livres de ton père, avec la fustanelle et les souliers ferrés. Mais ce n'est pas ce que j'ai vu. Ce n'est pas ce que Basile a vu : "mais non, c'est un touriste anglais avec sa grande redingote et un chapeau comme un tuyeai de poële !" qu'il a dit. Et j'ai confirmé : "un haut-de-forme que ça s'appelle. Dis, le vin, tu n'aurais pas déjà bu une bouteille tout seul ?"

T— Vous vous étiez bien foutu de ma gueule, c'est sûr. Mais Evzone ou anglais, le gars a marché droit vers nous et le fanal, pendant que le caïque se présentait devant le goulet du port. Il a ignoré nos salut pour se poster au bord et regarder la manœuvre de Chrysotome. Tu te souviens ? Il avait l'air de parler tout seul. Je crois maintenant qu'il parlait au vents et à la mer.

A— Peut-être. Après, Il a reculé d'une dizaine de pas, nous a indiqué d'une mouvement de la main de nous pousser sur le côté et il a couru. De grandes foulées en levant haut les genoux et le bruit de ses souliers ferrés sur les pierres du môle...

T— ... Ah oui, et il a prit son envol avec une drôle de grimace comme la tête qu'a fait mon grand frère quand mon père l'avait surpris avec la fille du puisatier et que après il a été obligé de l'épouser... Et il est tombé pile à l'avant de l'Agora. Il s'est mis à gueuler toute de suite, pointant son doigt vers le vieux. On ne comprenait pas tout ce qu'il disait.

A— J'avais pensé qu'il parlait comme un livre, qu'il gueulait comme un putain de monument ! Et je n'avais pas tort. Il parlait en grec ancien ! C'était impossible. Il a dit quelque chose comme "Toi ! Voleur ! Souviens-toi que tu es Homme ! Ce que tu as, tu dois le rendre là où pris. Tu ne dois pas voler Thálassa !"

T— Chrysotome s'est énervé aussi et ils se sont enguelés jusqu'au quai. L'Evzone anglais a débarqué la tête basse, toujours en parlant au vents et à la mer, il est revenu nous voir. Chrysotome est parti en courant en tenant une sorte paquet de linge sous le bras. Ou quelque chose enveloppé dans une vielle chemise.

A— L'anglais a dit : "quand la question sera posée, vous serez témoins des miens. J'ai expliqué l'Homme. Il a refusé. Je ne peux pas prendre ce qui n'est pas donné." Il a ajouté que quelqu'un viendrait pour réclamer le prix de la faute car chaque choix a des conséquences.

T— Nous avions presque rigolé quand il a annoncé que les dauphins refuseraient d'aider l'Homme, que les requins reprendraient la voie du sang et plus aucun poisson ne viendrait dans les filets. Il a dit qu'un Homme était coupable mais que les choses anciennes n'avaient pas connaissance des différences. Un Homme faute, un Homme paie et pour elles cela voulait dire tous les hommes, pour qu'elles soient sûres de punir aussi le coupable. Les lois anciennes ne sont pas moins fortes parce nous les avont oubliées. Nemo censetur ignorare legem (*).

A— Jamais pu digérer tes leçons de latin. Tu sais que c'est à ce moment qu'il arrive, avant qu'on ait pu parler des deux semaines sans poisson où il a attendu sur la pointe du môle.

T— Oui. Il est déjà là. Je le sens dans mon dos. Il est entré sur le môle.

Une voix claire s'éleva, mélange de la berceuse d'une mère et de souvenirs de cour d'école.

?— Je suis venu parce que vous m'avez évoqué. Au même lieu qu'avant, témoins des miens. Je suis revenu vous demander de me donner ce moment qui s'est passé ici. D'oublier comme vous avez dit. Vous avez déjà refusé. Je sais rester au même endroit pour qu'il change.

T— Qui êtes vous ? Ca fait quarante-neuf fois qu'on vous demande. Qui êtes vous ?

?— Quarante neuf. Oui. C'est beaucoup et c'est peu. Les mages des grandes cités de pierres des peuples entre l'Euphrate et le Tigre voyaient la magie dans sept fois sept, ils y ont liés des choses puissantes. Alors par respect pour ces choses anciennes de l'Homme, je vais répondre.

T— Hein ? C'est nouveau, ça.

?— Vous demandez mais je ne sais pas ce qui je suis. Je suis, c'est ainsi. J'ai marché dans des lieux comme ici et avant, ailleurs et presque partout. Je suis peut-être l'équilibre dans votre chaos, ou ce que votre normalité voudrait rester dedans. J'ai compris il ya longtemps qu'il y a des choses à faire et vous, Hommes, vous avez oublié ou peut-être jamais su. Alors je suis resté. Il faut qu'elles soient faites.

A— Alors vous êtes une sorte de gardien ?

?— Non, oui. Je ne sais pas ce qui je suis.

A— Et Basile ? Où vous l'avez emmené ? Où il est ?

?— Vous le savez, vous l'avez toujours vu mais vous ne le comprenez pas. Le troisième de vous a accepté de témoigner. Il a librement donné le prix exigé par les choses anciennes. Il est depuis cet endroit auprès de vos dieux que vous avez reniés. Il attend la fin de ce monde avec ce qui rest de Poséidon et de son frère Hadès. Il a accompli son nom, devenu roi du mi-chemin de leurs royaumes. Quant à Zeus...

T— Est-ce qu'il reviendra ?

?— Qui ? Zeus ? Non, il s'est confondu avec les dieux uniques pour tenter de survivre et s'est perdu.

— Non, Basile.

?— Ah, non ce roi ne reviendra pas. Il a trouvé une place dans l'équilibre des choses. Mais je peux demander qu'il puisse venir vous voir. Peut-être que vous pourrez le reconnaître. Je reviendrais ici au moment de demain. Peut-être que si vous retrouvez ce qui a été pris il pourrait accepter de revenir. Peut-être.

Sans leur laisser le temps de répondre, il marcha vers après le bord du môle et tomba dans les vaguelettes que le vent du large poussaient à s'y briser. Son "plouf" les ramena à la réalité.

T— Demain ?

A— Demain.

T— Il faut retrouver Chrysothome.

(*) Nemo censetur ignorare legem - souvent compris comme "nul n'est sensé ignorer la loi". Une lecture plus juste serait "l'ignorance de la loi n'est pas une excuse"

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