Corfou
La banquière m'a appelé. Je n'ai pas répondu. Je sais tout à fait ce qu'elle va me dire, les mots qu'elle va prononcer dans l'ordre exact, le ton qu'elle va employer. Je n'ai pas répondu, je n'en avais pas envie. Je n'ai pas répondu, j'étais déjà saoul.
Ca fait trois jours que je ne fais que ça. Boire, boire et boire encore. Du mauvais vin, de la mauvaise bière, du mauvais rhum, peu importe. J'ai juste envie de boire un verre l'autre. A toujours. Tout comme un besoin imminent, une nécessité pour me sentir vivant.
La brise de mer se laissait doucement sentir sur ce bout de terrasse approtant la fraîcheur à ma face de vieux beaux. J'avais 40 ans. A 40 ans, on ne devrait plus faire ces choses-là. Je veux dire se cramer le cerveau et la peau sur les terrasses.
A 40 ans, t'es bien arrangé, marié trois fois. Tu t'es mis au golf ou au squach, tu bois du Perrier ou du bon vin que t'achètes une blinde. A 40 ans, t'attends plus que tes gamins se barrent pour partir en voyage avec ta femme du moment. A 40 ans, tu ne te touches plus la nouille à tire-larigot. A 40 ans, tu investis dans l'immobilier. A 40 ans, t'es qu'un vieux schnock dans ton costard. A 40 ans, t'as le caleçon qui pue plus la pisse que le foutre. Enfin, c'est l'idée que je m'en étais fait. Contre ma situation présente.
Moi, là, ivre, une petite salope à mes côtés sur cette île devant la mer, à boire, à fumer, à chiller sur de l'electro, sapé comme Orelsan, je ressemble à quoi ? Je ne sais pas très bien, sans doute à un gros connard plein de frics qui s'croit prince avec sa petite roumaine de 22 ans qui le regarde.
Pourtant, pourtant rien de tout cela est vrai. Ruiné, rincé, aigri, saturé. Ma petite salope, fouilleuse d'or, je la garde juste pour qu'elle m'évite de crever dans l'heure, tout lâche que je suis.
Con et petit sous mon chapeau, on ne voit pas que je suis dans le fond. Je m'intégre dans le paysage.
Corfou est une ville sans visage telle que je les aimais. Grecque, ressemble-t-elle tant à Venise ; aride reflet du continent de l'autre côté du détroit contre sa luxuriance. C'est l'Italie en Grèce, ou l'inverse. C'est ici, c'est partout. Du haut de sa place forte haute, imposante, séparée de la ville par un ridicule canal qu'on traverse sur un pont majestueux, disproportionné tout à fait. Corfou fait vieille Europe, fait riche, fait Londres. Corfou est partout, est, comme je les aime, une partouze cosmopolite voilà tout.
Je ne suis pas venu ici tout à fait par hasard, soyons honnête. Il y avait de l'histoire bien sûr là-dedans, du passé. J'ai quanrante ans, je l'ai déjà dit.
Je suis venu ici pour crever ou pour me sauver, pas plus.
Je ne sais comment, ni quand, mais tout cela valait le coup, j'en étais sûr.
L'histoire, bien sûr, comme toujours, c'est l'histoire d'une femme et d'un homme, d'elle et de moi, d'un avant qui n'était pas si pire, pas si moche.
L'avant, c'était du temps où elle me sauvait, ma femme. Enfin mon ex-femme. Maintenant, comme écrit, c'est passé à l'histoire, aux souvenirs.
La petite salope qui me tient ici avant que je ne parte s'appelle Lydia.
Lydia, je l'ai rencontrée sur Tinder. C'est dire. C'est tout un baratin ce truc-là. Les jeunes que je fréquentais à ce moment-là me l'avaient dit : " Maintenant tout se passe par là". Alors, parce que je m'ennuyais, parce que j'avais envie de baiser, je m'étais inscrit. De virée en virée, ici ou ailleurs, à écumer ce qu'il me restait de me pognon, à écumer ce qu'il me restait d'énergie, je l'ai rencontrée.
Lydia, pas méchante, pas moche, un peu rêveuse sans doute. A croire ce que je lui racontais, à croire que j'allais la sauver de sa petite vie de merde, la sortir de son immeuble dégueulasse de la banlieue de Constanza. Je la laissais faire, ça m'arrangeait.
Bien sûr, à une époque je me serai senti un peu trop con, un peu trop salaud à lui faire croire. Mais aujourd'hui, aujourd'hui, j'en ai plus rien à foutre de sa candeur, de son innocence. Elle se prendra ce coup dans la gueule comme tous, lorsqu'elle s'y attendra pas. Ce qui fait comprendre. Que la vie est une série d'uppercut, de rounds chaotiques. Puis ça lui apprendra aussi, que je me disais, de ne jamais faire confiance. Je n'avais même pas de regret, même pas de remord. Plus la force, plus l'envie.
Toujours est-il qu'elle est là, que je suis là à attendre je ne sais quoi, que ça ne vienne pas. Les heures, les jours s'écoulent sans grand but, sans grand desting, filent tout juste voilà tout. Derrière mes ray-ban au soleil de déjà trop ringard, je m'enfonçais inexorablement. Dans la mélasse, dans le désenchantement, dans le dégoût, je lui souriais lorsqu'elle tentait d'être drôle. Je m'enfonçais, oui, je ne sais où, je ne sais comment, mais je cherchais. Ca remuait au niveau du ciboulot de savoir comment se finir.
Un matin, bien dégagé, elle était là en face de moi entrain de boire son café " Viens ! Je t'emmene voir Sissi l'impératrice. Bah tu connais pas ? C'est pas grave. Il y a une superbe vue " que je lui dis.
Une petite heure plus tard, nous étions dans le jardin de la résidence impériale. Au pied de l'immense Achille, je contemplais les perspectives, elle mettait sa tête contre mon épaule et ses bras autour de mon torse.
C'est là que ça a commencé la nostalgie. La profonde nostalgie, mélancolie peut-être, m'avait envahi d'un coup tout entier. Je sentais mon coeur fléchir sous sa pression. Je serrais les poings, criais en-dedans, essayais de me maintenir.
"Viens, il y a un bar à côté, une vue superbe lui ai-je dit, tout au-dessus de la montagne. On voit la Grèce, l'Albanie, c'est beau." Je ne répondais pas à sa remarque sur le fait que nous n'étions même pas rentrés à l'intérieur du palais. J'avançais vers la sortie du parc, tranquille.
Le chêne centenaire apportait sa petite fraîcheur toujours sur cette terrasse. Le panorama était tout à fait somptueux toujours, l'alcool allait bientôt sublimer le reste.
Je me suis bastonné avec le serveur. J'ai perdu. Il a gagné. Je n'étais pas taillé pour la castagne faut dire. L'alcool et son refus de me servir encore me l'avait fait oublier. Je lui ai balancé un coup derrière la tête, il s'est retourné et m'a mis à terre comme il faut. Lydia criait. Lydia chialait. Lydia était chiante, elle aussi. En essayant de me débattre, moi, je rigolais. Fallait pas trop me faire chier quand j'étais bourré. C'est ce que j'essayais de crier, sans grand succès, sans doute.
Tout cela faisait une scène tout à fait ridicule, il n'y avait pas de grandiose, j'avoue. J'essayais encore un peu de me débattre pour partir en courant, le serveur me disait non non de la tête en me serrant bien. Je lui disais si si. Je me disais c'est drôle. Rapport au lieu. Pas lui. Lydia continuait de crier, de pleurer, d'agoniser.
Casses-toi que j'essayais de lui hureler. Elle chouinait non non. Je lui disais si si. Je me disais c'est drôle. Rapport au lieu. Pas elle.
Je ne sais plus trop ce qu'il s'est passé après. Je crois je me suis endormi tout simplement. Un truc du genre. Le black-out pour tout dire. Bien au-delà du cosmétique.
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