Elle
" Nous avons toujours quelque chose. "
Les jours se suivaient et se ressemblaient.
Il y avait peu de changement, quelque part une goutte d'eau tombait.
Quelque part, on geignait.
Mais les murs étaient trop épais pour pouvoir entendre quoi que ce soit, ce devait être elle.
Elle qui geignait.
" Nous avons votre mari," lui annonça l'homme en uniforme.
Elle leva les yeux et contempla, effrayée, cet homme si paisible assis devant elle.
" Vous avez Adrien ?"
Elle ne reçut pour toute réponse qu'un sourire sans aucune trace de cruauté.
" Oui, madame."
Elle réfléchissait, tellement paniquée par la situation.
Tellement effrayée par la douleur qu'on allait lui faire.
Et encore plus pour son mari et son fils.
De terribles rumeurs tournaient autour de ce lieu.
" Va-t-il bien ?," demanda-t-elle doucement.
L'homme en uniforme assis devant elle souriait. Gentiment, doucement, paisiblement.
" Votre mari, madame, a fait de mauvais choix.
- Adrien construit des ponts. Juste des ponts. Je ne sais pas pour qui il travaille. L'Etat doit l'embaucher pour construire des ponts. C'est comme cela que ça marche, non ?"
Elle parlait, parlait mais elle avait tellement peur de ne pas savoir quoi répondre qu'elle parlait de tout et de rien.
Surtout de rien.
Et l'homme l'écoutait en souriant.
Si doux et si gentil.
" Vous avez raison, madame, approuva chaleureusement l'homme. C'est l'Etat qui a engagé votre mari."
Elle souriait aussi, soulagée. Elle se permit un petit sourire craintif mais néanmoins un sourire.
" Pourquoi vous êtes-vous enfuie, madame ? Nous avons dû enquêter pour vous retrouver."
Petite admonestation.
Juste une critique.
Elle s'affola à nouveau et répondit aussitôt :
" Adrien nous a dit de partir. Il a dit que nous étions en danger. Il fallait partir. Vous comprenez, monsieur ?
- Bien entendu, madame. Mais de quel danger parlait votre mari ? "
Le sourire si doux, les yeux clairs, chaleureux et amicaux...
Mais elle venait de comprendre et son visage blanchit.
" Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Il ne m'a rien dit. Adrien ne me racontait rien, monsieur."
La chaleur s'était évanouie.
Ce fut comme si l'homme était déçu.
Et elle aurait tout donné pour que ce sentiment n'apparaisse pas dans les yeux clairs.
" Je ne sais pas, répéta-t-elle. Je suis désolée."
Et elle répéta, plusieurs fois :
" Je suis désolée, je suis désolée, je suis désolée..."
D'un geste, l'homme la fit reconduire dans sa cellule.
Et les jours passaient et la solitude, l'inquiétude, l'incertitude la rendaient folle.
Adrien, Pierre, Pierre, Adrien, Pierre, Adrien, Adrien, Pierre...
" Nous avons votre mari, madame," l'informa-t-il, à nouveau, plus tard.
Mais quand ? Impossible de le savoir.
Il le lui avait déjà dit.
Mais quand ?
Elle se sentait sale. N'ayant pas changé de linge depuis des jours et des jours. Elle voyait ses ongles noirs et en était honteuse.
Elle replia ses doigts et forma un poing. Essayant de ne pas trembler.
" Adrien va-t-il bien ? Pouvez-vous me le dire, s'il vous plait ? "
Il souriait, tellement doux, tellement gentil.
Il prit une cigarette dans une petite boite élégante qu'il sortit de sa poche et lui demanda si la fumée la gênait.
" Non, monsieur. Mon mari...
- Nous sommes désolés que votre mari ait fait de mauvais choix.
- Il...il est dévoué, monsieur. Il construit des ponts.
- Oui, un homme efficace !"
L'officier était un bel homme, jeune et sérieux. Son uniforme était impeccable et ses cheveux étaient bien coiffés.
La femme passa ses doigts tremblants dans la masse de ses propres cheveux, devenus sales et emmêlés. Elle avait honte d'elle et de l'image qu'elle donnait.
" Et mon petit garçon ?, osa-t-elle demander enfin.
- Lui ?"
Elle n'avait pas osé en parler avant, elle avait tellement peur de la réponse mais les jours passaient et elle était terrifiée de savoir maintenant.
Il prit une longue inspiration et rejeta la fumée dans un souffle calme.
" Où pensez-vous qu'il soit ? "
Elle se mit à pleurer.
Il la laissa pleurer et ne dit rien pendant plusieurs minutes...avant de reprendre :
" Les choix de votre mari ?
- Je ne sais rien. Rien de tout ça."
Pas de linge, pas de propreté, pas d'hygiène, pas de nouvelles.
Elle geignait et se tordait les mains.
Adrien et Pierre.
C'était ce qu'elle aimait le plus dans ce monde, ce qu'elle adorait et ce qu'elle vénérait.
Mais il ne lui en parlait pas.
Il attendait simplement.
La dégradation de son corps, la honte qu'elle ressentait, les choix qu'elle allait nécessairement faire.
" Nous avons votre mari. Votre petit garçon s'appelle Pierre, n'est-ce-pas ?
- Oui, fit-elle la voix brisée.
- C'est un joli enfant."
Elle le regardait, sentant monter la panique. Elle aurait préféré qu'il la frappe et la maltraite. Une douleur physique était préférable à tout ce jeu.
" Vous...vous...
- Cinq ans. Savez-vous ce qu'il a dit ?
- Non...
- Qu'il voulait faire des ponts comme son papa... Amusant, non ?"
Elle se redressa.
Elle voyait ses mains, noires et sales et les comparait à celles de l'homme, blanches et belles.
" Il n'a que cinq ans...
- Mais même un enfant peut parler, madame, rétorqua le soldat. Si ses parents ne veulent pas...lui peut donner des informations. Un enfant peut toujours être utile."
Il y avait des rumeurs sur cet endroit.
Des rumeurs terribles.
Personnellement, elle n'avait pas connu de coups et de blessures. On l'avait enfermée et oubliée. Et elle devenait folle doucement, de ne pas savoir.
" Nous avons votre mari et nous avons votre fils."
Il souriait, comme s'il parlait de la pluie et du beau temps, du résultat des courses ou de la dernière danse à la mode.
Il le lui avait déjà dit, non ?
" Ils vont bien ?
- Votre mari a fait de mauvais choix. Je crains pour sa survie. Quant à votre fils..."
Un geste élégant de la main pour désigner l'inconnu.
Et elle murmura d'une voix quasiment inaudible :
" Adrien rencontrait des gens dans notre maison..."
Il souriait toujours.
Si doux, si bienveillant.
" Pourquoi avoir perdu tant de temps ?, demanda le soldat à l'officier chargé des interrogatoires. Il suffisait de la frapper et elle aurait parlé.
- Non, répondit sèchement l'homme. Elle n'aurait pas parlé.
- Bah ! Une femme ! Quelques coups et elle aurait tout avoué.
- Non, répéta le bourreau. Elle aurait pleuré, elle aurait supplié, elle aurait supporté et elle en serait morte.
- Bah ! Une femme n'est qu'une femme !
- Il fallait briser l'esprit de cette femme et la violence n'aurait rien changé à sa détermination.
- Comment pouvez-vous affirmer cela ?
- Elle n'avait pas peur pour elle."
Puis il ajouta :
" Il faut inspirer la peur..."
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