Raison de vivre
" Nous sommes des biens périssables."
Et tout le prouvait une fois de plus.
Les derniers jours s'approchaient, le monde changeait et les voix se taisaient. Les voix qui osaient se rebeller se taisaient à jamais.
" Nous cherchons un enfant. L'avez-vous vu ?"
La femme secouait la tête, vieille et calme.
Que pouvait lui faire un uniforme ?
Les derniers jours s'approchaient... Le monde avait déjà trop changé pour elle.
Combien de personnes de son âge étaient encore en vie ?
" Pourtant on nous a donné votre nom !"
La voix si jeune, si froide la fit juste sourire.
" Je n'ai pas eu d'enfants, monsieur.
- De votre sang, non. Mais on raconte que vous protégez les enfants des autres !"
Elle sourit et cela illumina ses yeux.
Couleur de forêt. Couleur de feuille.
Remarquables !
" On raconte tellement de choses," fit-elle sentencieuse.
Une ferme fut incendiée.
Les habitants étaient restés enfermés à l'intérieur.
" Nous cherchons un enfant ! On nous a dit qu'il avait été vu dans ce village !
- Avez-vous vu des enfants ici, officier ?"
La vieille femme était agacée. Elle avait du travail. Elle devait prouver qu'elle pouvait encore travailler.
Sinon...
" Un enfant ! Il est facile de cacher un enfant ! Faut-il brûler tout ce maudit village ?
- Il y a longtemps que je n'ai pas vu d'enfants, officier."
Une ferme, puis une deuxième.
Cette fois, on ne tua pas les habitants avant de brûler la maison.
Les soldats occupaient tout d'abord la place du village et comme dans une pièce bien rodée, ils allaient occuper les sorties.
Plus aucun véhicule ne pouvait entrer, plus personne ne pouvait sortir.
Sauf quelques ombres que l'officier faisait mine de ne pas voir.
" Là-bas !, s'écria son imbécile d'adjoint. Il y a quelqu'un."
Le soldat leva le bras et visait l'ombre mais son supérieur posa sa main sur lui et le força baisser l'arme.
" Je ne comprends pas ! Nous devons éradiquer cette racaille !
- Laissez la peur parlez pour nous. Que la rumeur nous précède !"
Des coups, des dents brisées, des yeux en larmes...
L'officier regrettait son bureau, si propre. Les tables étaient graisseuses, la pauvreté était répugnante... Et la mission n'avançait pas.
" Un enfant ! L'avez-vous vu ?, répétait-il sans fin, de village en village.
- Un enfant ? Comment cela ?"
Coups, blessures, menaces, morts...
Des morts horribles, dégradantes, effrayantes... On retrouvait des attitudes de fauves et les soldats avaient quartier libre.
Après tout, il y avait des femmes !
" UN ENFANT !, s'énervait l'officier. Vous avez besoin que je vous l'explique à coups de matraque ?
- Il n'y a pas d'enfant ici, officier !"
Le maire était souvent le premier à s'offrir en sacrifice.
Imbécile !
Comme si cela allait sauver son village !
Une ferme incendiée, puis deux, puis dix.
On ne tuait plus, on laissait mourir et on riait des cris de douleur.
Il suffisait pour cela de transformer les hommes en bêtes.
Alcool, sexe, impunité.
Et si cela ne suffisait pas.
Epuration dans les rangs.
" Un enfant, un enfant, un enfant !," répétait sans cesse l'officier.
Dans chaque village, dans chaque ferme, dans chaque famille.
Il était en colère maintenant.
Et ne cherchait même pas à canaliser la violence de ses hommes.
On violait pendant qu'il interrogeait.
La campagne devenait un terrain de chasse.
Le bourreau se faisait enquêteur et chef de guerre.
Lui qui n'était fait que pour questionner et découvrir.
" Vous savez, monsieur, fit son collègue en lui tendant une cigarette. Peut-être l'enfant est mort.
- Pourquoi ?
- Aucune idée, mais comme on ne trouve rien... "
Une denrée périssable.
Tous ces êtres assassinés pour un enfant.
Il y eut des villages où l'on se défendit contre les soldats.
La rumeur précédait la colonne et faisait d'eux des diables assoiffés de sang.
Il y eut des morts.
Et la répression n'en fut que plus sauvage.
L'officier interrogeait les femmes puis leurs maris. Il mettait les deux ensemble et les opposait. Il obligeait à faire des choix dramatiques.
"Votre femme ou vous me donnez l'enfant ? Votre ferme ou vous dénoncez votre voisin ?"
On dénonçait et des voisins voyaient les visages de leurs amis avant d'être cruellement traités.
Les femmes rasées et dépouillées.
Les hommes castrés et brisés.
Et toujours...
" Où est l'enfant ?"
Pas d'enfant, il n'y avait pas d'enfant, un enfant, jamais vu d'enfant, où ça un enfant ?, qui a parlé d'enfant ?, pas ici, officier, pas ici, dans le village d'à côté, sûrement...
Ils ne sont pas dévoués !
Des biens périssables !
Les fermiers, les soldats...
Et les jours passaient...
Les derniers jours s'approchaient, le monde changeait et les voix se taisaient. Les voix qui osaient se rebeller se taisaient à jamais.
" Où est l'enfant ?
- Il n'y a pas d'enfant dans ce village, souriait la vieille femme, aimable et bienveillante. Vous avez bien cherché maintenant."
Une vieille femme qui avait déjà trop vécu.
Inutile et parasite.
L'officier eut envie de la tuer.
Ces jours avaient mis à rude épreuve ses nerfs.
" Quand chaque ferme de chaque village de cette région aura été rasé, je pourrai être sûr qu'il n'y avait pas d'enfant !"
Il se pencha en avant et regarda la vieille femme.
Seule au monde, elle n'avait plus de famille, plus d'amis...
Un bien périssable.
Et cependant, toujours en vie.
Il la regarda.
Et il répondit à son sourire.
" Vous êtes seule ?
- Evidemment. Qui voudrait s'intéresser à moi ?
- Vous gardez les enfants ?"
Elle secoua la tête.
" Non. A quoi bon ?"
Et il comprit.
" Nom de Dieu !, jura le soldat en regardant son supérieur. Comment vous avez réussi ?"
La campagne était en feu.
Les fermes de tout le village brûlaient.
Un magnifique spectacle et si horrible.
Les hommes, saouls, jetaient des bouteilles d'alcool dans le bûcher et riaient fort.
Les femmes martyrisées avaient cessé depuis longtemps de hurler. Leurs cadavres allaient être jetés dans les flammes...ou bien laissés sur place...
L'officier souriait, pris par le spectacle des flammes et des pans de murs noircis qui s'effondraient...
" Une simple question de point de vue...
- Mais je ne comprends pas ! Nous avons interrogé des centaines de personnes et voilà que vous trouvez la piste. Tout à coup !
- Il suffit de savoir poser les bonnes questions."
L'officier s'amusait follement et applaudit lorsque le toit de l'église s'effondra. Les cloches firent un bruit impressionnant en frappant le sol.
" A d'autres !, s'énerva le soldat. Répondez-moi !"
Il se permit de tirer le bras de son supérieur pour le forcer à le regarder en face.
" Comment pensez-vous que j'ai réussi ?, demanda le bourreau.
- Vous avez frappé ?
- Non. Elle serait morte, comme les autres.
- Vous... Merde ! Je ne sais pas.
- J'ai trouvé son prix. Car tout homme a un prix en ce monde.
- Son prix ?"
L'officier se tourna vers la voiture, arrêtée plus loin.
Assise sur le siège avant, entourée de boissons et de nourriture fine, se tenait la vieille femme. Propre, bien habillée, elle parlait avec un officier.
L'homme avait une mission ce soir.
Il devait satisfaire la femme.
De toutes les manières possibles.
" Son prix ?
- Elle était prête à mourir...mais si on lui offrait une raison de vivre ? Lorsque la vie ne vaut rien, on s'en fout de la perdre...mais si elle prenait tout à coup de la valeur ?"
L'officier se retourna vers le village martyrisé et asséna :
" Il suffit d'offrir ce que chacun souhaite... Et vous verrez que la plupart ne désire qu'une chose.
- Laquelle ?
- Les hommes veulent vivre."
Un nouvel applaudissement et cette soirée infernale se poursuivit...jusqu'au bout de la nuit.
Les hommes veulent vivre...
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