12
En cette fin de matinée, la vie autour de la ruche avait retrouvé son équilibre. Sur le châtaignier le plus proche, Manu avait suspendu une croix de saule béni, elle protégerait la colonie. Rassuré par ce geste de déférence à l’égard de ses “jolies dames”, il s’était laissé allé contre un vieux chêne, l’écorce lui labourait le dos et à la surface de sa peau, comme si elle voulait l’inviter, la Nature vibrait. Les yeux fermés, il écoutait ses filles butiner un buisson d’aubépine. Les grappes de petites fleurs blanches couronnées d’un fin nuage de points jaunes embaumaient la délicatesse du printemps. Leurs pétales ployaient l’un après l’autre, tout juste effleurés par les abeilles, les pattes déjà chargées de pollen et encore gourmandes de la caresse des étamines. Les tiges foncées s’étiraient en segments raides, entremêlés et garnis d’épines. De temps en temps, curieuse ou peut-être consciente qu’il faisait lui aussi partie de la colonie, une abeille s’approchait de Manu. Un infime courant d’air balayait alors sa joue mal rasée. Il n’était plus qu’ouïe. Plaisir d’appartenir à ce pays, de connaître et le goût du vent et le chant des abeilles. Le sang, épais et lourd dans ses mains, coulait fluide et léger de ses oreilles à son cœur. Le chêne, tout comme lui, vivait de cette terre. Dos à dos, l’homme rude et l’arbre raide partageaient la mélodie d’un jour de beau temps, tandis que devant la ruche les filles dansaient la ronde, joyeuses de tant de nourriture à proximité.
Enfin, il quitta cet état étrange, secret, où il oubliait son corps d’homme pour n’être que des parcelles de lui-même, un peu de peau, quelques battements de cœur, deux oreilles, juste assez pour sentir, juste assez pour ne pas réfléchir, juste assez pour ne pas hurler, taper et détruire ce monde incompréhensible.
Xabi repartait cet après-midi, c’était normal, c’était prévu, mais cela irritait Manu. Comme son arrivée l’avait dérangé. Sa présence suffisait à l’enfermer dans un costume ridicule et dépassé. Son absence le jetait dans l’angoisse de la liberté. Il n’y avait qu’ici, près des abeilles qu’il trouvait sa place. Mais il ne pouvait vivre à l’orée de la forêt. Il était un homme.
Il prit donc le chemin du village, la longue marche lui offrit encore des instants où il pouvait s’envoler, flâner le long des courbes des collines, raser la surface d’un champ en fleur. Et puis les maisons apparurent, blanches sous le soleil de midi, reliées par de minuscules signes qui indiquaient les affinités, une haie poussée bien haute pour s’isoler du voisin ou au contraire, un muret de pierres sèches près duquel les fils à linge se côtoyaient. Tout en haut, trônait le jardin et la véranda de Mayana et Luce. Une silhouette lui tournait le dos. Manu n’eut cependant aucun mal à reconnaître l’allure de Mayana. Elle était seule, immobile face à la forêt. Peut-être fixait-elle l’atelier de Luce ou le sentier qui s’enfonçait dans le sous-bois. Manu lui prêta sa mélancolie, sa solitude, elle était seule. Il l’espérait triste.
Près de sa voiture, Xabi aussi pensait à Mayana. Lui, la souhaitait heureuse, mais il la savait lourde d’un secret qui la rongeait. Il avait beau l’aimer de tout l’amour dont est capable un ancien fiancé, le mystère était un poison puissant. Une tâche qui souillait ses certitudes. Si face à Agathe, le nom de son géniteur lui avait semblé futile, à présent qu’il en était éloigné, de vilaines questions tournoyaient dans son esprit. Et puis, il y avait Anna.
La veille, lorsque le ciel s’était embrasé de teintes fluorescentes, il avait perçu leur appartenance à un monde élargi. Ces couleurs extraordinaires avaient traversé l’espace-temps pour venir danser au-dessus d’eux, manifestations éthérées d’un bouleversement magnétique lointain. De quoi Anna, cette enfant surgie des profondeurs du karst, était-elle le signe ? Tout comme Agathe, elle n’était sûrement que la façade d’une bien plus longue histoire. Et qu’il le veuille ou non, il appartenait lui aussi à cette histoire. Ce pays ne le lâcherait donc jamais.
Manu arriva alors qu’il installait Dinah à l’arrière de la voiture. Les au-revoir demeuraient lourds et maladroits, les deux frères avaient du mal à se toucher, la convenance voulait que l’on échange des mots affectueux, des sourires et un geste de la main. Tout cela n’avait pas de saveur. Alors, ils l’expédiaient. Sauf que cette fois, Xabi n’avait pas fait que passer, il avait laissé un peu de lui ici. Une touche de tendresse en haut de la colline sur la main de cette enfant dont il clamait n’être pas le père et quelques gouttes d’angoisse d’une ancienne blessure mise à vif par les griffes d’Anna, là-bas, sous la forêt.
— Tu reviens quand ? demanda Manu d’un air faussement détaché.
— Comme d’habitude, trois semaines, je pense, répondit Xabi.
Manu fit un pas en arrière et leva la main avoir plaqué un sourire sur son visage renfrogné. La voiture jaune démarra, à l’intérieur, Xabi tremblait ; de sa culpabilité à fuir, de son incapacité à parler à son frère, et du mensonge qu’il venait de proférer.
Il serait de retour dès vendredi.
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