Dans un jury de prix littéraire
Il y a quelques années, j’avais été juré d’un prix littéraire national. A ce titre, les quelques membres du jury sous la présidence d’un grand auteur renommé s’étaient rassemblés autour du lauréat et avions déjeuné avec lui. Nous étions tous des gros lecteurs, d’horizons différents, et nous passions un agréable moment.
A la fin du repas, alors que nous nous dispersions joyeusement, je vis deux membres du jury, la cinquantaine bedonnante, poursuivre avec empressement notre lauréat pour le supplier de bien vouloir lire leur livre. Ils étaient venus avec chacun un exemplaire d’un de leur chef d'oeuvre qu’ils avaient dû faire éditer en quelques dizaines ou centaines d’exemplaires, au prix fort, chez un imprimeur peu scrupuleux. Je me souviens de la couverture trop colorée, de la typographie en Arial, et de leur insistance pour que l’écrivain daigne prendre leurs ouvrages. J'étais témoin d'une situation franchement embarrassante. L’écrivain protesta en disant qu’il n’avait pas de sac et ne pouvait pas se trimballer avec deux livres dans les bras toute la journée. Ils insistèrent tant qu’ils parvinrent à glisser de force leur exemplaire dans la poche extérieure du manteau du pauvre écrivain.
Je me souviens très bien m’être dit que jamais je ne forcerai qui que ce soit à me lire. Je préfère ne jamais être lu plutôt que de prendre en otage un public.
Je crois que pour les deux jurés, c’était le plus beau jour de leur vie.
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