Un homme est mort dans mon immeuble. Je sais pas vraiment de quoi, il était vieux, il habitait au dernier étage, on le voyait jamais. Son chien, il a pas cessé d'aboyer, mais son voisin du dessous il est encore plus vieux que le vieux, alors il a rien entendu. Il a donné l'alerte le jour où il a vu de drôles de tâches se former sur le plafond de sa chambre. Il a fait monter le proprio. C'était du jus d'humain. Quand les hommes à blouses blanches sont rentrés là dedans, j'espère pour eux qu'ils avaient le coeur bien accroché, enfin, ils en ont vu d'autres, mais le vieux il était raide comme ça sur son plancher depuis des mois d'après les ragots de voisinage, et son chien, il s'est laissé mourrir à ses pieds. Ils ont fait passé des spécialistes pour faire disparaître l'odeur et la tâche sur le plancher mais rien n'y a fait, le jus d'humain c'est tenace, presque autant que la fidélité d'un chien, faudra bien lui souhaiter bonne chance au proprio pour la relouer sa cage à lapin.
J'ai raconté le fait divers à mon ami Antoine. Il a pleuré pour le chien. Antoine aussi il a un chien, et son chien c'est toute sa vie. D'après lui il est comme ça avec les canins depuis le jour où il en a bouffé un en Inde. Il a, comme il aime le dire, fusionné avec la bête qu'il a ingurgité ce jour là, Il dit qu'en mangeant la chair du chien, il s'est imprégné de son âme, ce genre de délire, il peut parler mysticisme canin pendant des heures si on l'arrête pas. Pour lui, seul le chien peut te rendre un amour véritable, c'est plus franc qu'un ami, plus fidèle que les bonnes femmes.
Antoine il a pas beaucoup d'amis, et il a entrepris d'aller faire un voyage spirituel en Inde quand sa femme l'a lâché comme une merde pour un play-boy plus jeune et plus riche que lui, alors il a fait comme tous ces gens qui ont le mal de vivre, il a tenté de se guérir et il a acheté un chien plutôt qu'une corde, parce qu'il y a pas de poutre chez lui. Ça a atténué sa solitude. Antoine, il est narcotique, dépressif et collectionne les cadavres de mouches mortes, mais faut voir comment il s'occupe de son chien.
Il l'a nommé Carlos, c'est un gros labrador blanc crême, il ressemble à ces chiens que possèdent les aveugles, c'est en quelque sorte ce qu'il est, la lumière de poil dans l'obscurité d'une existence. Et dire qu'il y a des fils de pute qui les abandonnent, qui crucifient le cœur honnête d'un être qui leur loue un amour sans condition, c'est tellement rare, faut vraiment être con, et lâche. Mais ça étonnera qui de voir la lâcheté de l'être humain ramper comme une lave de gerbe visqueuse sous ses yeux? Peut être les chiens qui sont trop braves, peut être le ciel et les étoiles, peut être la terre qu'on piétine, certainement pas Antoine, ni même le golden boy gominé, la smicarde et sa contrefaçon Louis Vuitton, le flic et son pétard, la ménagère et sa télé, sûrement pas les files indiennes dans les supermarchés, au pôle emploi, aux Assedic, pas non plus tous ces fantômes qui s'agglutinent dans le métro, qui marchent la tête basse dans la puanteur, la crasse, la fumée, entre les rats, la sueur, la misère, sur le béton et sous les nuages, écrasant les fleurs, les mégots, les seringues, les insectes et les clochards, ni même moi, qui n'a ni Dieu, ni maître, ni chien, ni sympathie ou compassion pour mon voisin de palier et tout le reste de son espèce, de mon espèce, celle qui laisse crever les vieillards seuls avec leurs chiens dans l'indifférence générale, celle qui demeure et demeurera toujours seule, au milieu de la foule.
Un chien c'est bien, et puis j'aime bien Fante et son chien stupide, et puis j'aime encore plus Buk, qui adorait Fante et son chien stupide. Alors peut être qu'un jour moi aussi j'irai en bouffer un dans ces pays où on les cuisine en sauce, histoire d'avoir une révélation.
Après tout, ça fait peut-être du bien de croire en quelque chose.