Papy Caramel
Sur le balcon de son petit appartement de la banlieue d'Annecy, Papy caramel faisait pousser des betteraves.
Dans son petit carré de jardin mis par la municipalité à disposition des résidents des logements HLM, Papy caramel faisait pousser des betteraves.
Avec les excréments récoltés dans ses toilettes sèches, avec les restes de ses repas, ses épluchures, avec les crottes de son chien, Papy caramel produisait de l'engrais.
Pour faire pousser des betteraves.
Et avec ces betteraves il fabriquait du sucre.
Mais de ce sucre là il ne faisait pas de caramel.
Je ne sais pas grand chose de Papy Caramel. Frère François me l'a seulement présenté comme l'unique agent d'Utopia vivant à Annecy.
En dehors de son pseudonyme je sais qu'il avait autrefois une femme, "Lulu", qui est morte d'un cancer des poumons qu'elle a attrapée lorsqu'ils travaillaient tous les deux dans les raffineries de Feyzin.
Je sais qu'il avait une fille, "Juju", qui est morte dans un accident de voiture qui lui a coûté la vie à elle ainsi qu'à son mari après qu'ils aient été percutés par un SUV en excès de vitesse.
Je sais qu'il s'est retrouvé à devoir s'occuper seul de sa petite fille, Lola, qui adorait les caramels. Et que c'est en raison de l'asthme chronique de celle-ci qu'il est parti vivre à Annecy avec elle et son chien Rufus dans l'espoir que l'air de la montagne lui ferait du bien.
Je sais qu'elle a tout de même fini par mourir un hiver d'une banale grippe saisonnière sur le brancard gelé d'un service d'urgence débordé sans même avoir pû profiter des cadeaux que son grand-père lui avait offerts pour son onzième Noël.
Et je sais que sous son apparence de vieillard endeuillé, Papy Caramel bouillonnait de rage.
Dès mon arrivée à Annecy il m'a accueilli chez lui et m'a donné son lit. Il parlait rarement, mangeait peu et ne dormait jamais. Nous ne nous croisions que brièvement chaque matin et chaque soir, lorsque je mesurais sa glycémie et lui injectais son insuline selon le protocole mit en place par son endocrinologue.
Si j'étais officiellement domicilié à l'adresse d'une association d'aide aux exilés de la ville, c'est chez lui que je passais le plus clair de mon temps lorsque je n'étais pas en cours. Il m'a fallu de longs mois avant de réussir à m'adapter à son mode de vie zéro déchets, à ses toilettes sèches et à son introversion. La photo jaunissante le représentant entourée des trois femmes de sa vie exposée dans un petit cadre en bois posé sur le petit bureau sur lequel je révisais me mit longtemps mal à l'aise.
Et puis j'ai fini par apprendre à apprécier Papy Caramel. Lui, son chien Rufus et son caractère grognon. J'ai vite compris que lors de ses longues et nombreuses balades nocturnes il ne se contentait pas de promener le fauve : chaque fois qu'il croisait une voiture de sport, un SUV ou toute sorte de véhicule polluants et luxueux, il en dégonflait les quatres pneus (sans les crever, pour ne pas produire de déchets), en rayait la carrosserie, puis laissait sur le pare-brise le prospectus suivant :
"Madame, Monsieur,
J'ignore pour quelle raison idiote vous avez fait le choix d'acquérir un véhicule aussi coûteux et polluant. Peut-être espérez-vous pouvoir ainsi compenser la taille minuscule de votre sexe ou peut-être souhaitez-vous seulement exhiber votre scandaleuse richesse aux yeux de tous, toujours est-il qu'il est de mon devoir, en temps que résident de cette planète, de vous informer que les gazs émis par votre monstruosité représentent un terrible danger non seulement pour tous ceux qui les respirent, mais aussi pour l'humanité tout entière en raison de l'impacte catastrophique que la production et l'usage de ce genre de véhicule a sur notre planète toute entière. Je vous prie par conséquent de bien vouloir vous en débarrasser aussi vite que possible sous peine de représailles."
Si lors d'une prochaine maraude il reconnaissait une voiture dont les pneus avaient simplement été changés ou regonflés, il ne prenait alors plus de pincettes : il en forçait le réservoir pour y déverser plusieurs kilogrammes de son excellent sucre fait maison.
Lorsque je l'ai rencontré, cela faisait déjà plusieurs années que Papy Caramel se livrait à cette Vendetta contre les véhicules polluants. La police d'Annecy recherchait activement l'auteur de ces actes de sabotages, mais qui aurait pû soupçonner ce charmant vieillard et son adorable cabot ?
L'affaire du "saboteur des Alpes" était abondamment évoquée par la presse locale, et pendant quelques années, sans doutes en raison de la crainte qu'inspirait Papy Caramel aux gens dotés d'un pénis d'une taille en dessous de la moyenne, les ventes de véhicules polluants et de SUV ont sensiblement chutées dans la région.
Et puis un jour, un millionnaire dont un premier véhicule avait été préalablement rendu bon pour la casse par mon hébergeur et ayant décidé d'équiper chacune des quatres roues de son Porsche Cayenne neuf de caméras cachées envoya à la police des images du saboteur : son visage était masqué, mais Rufus était bien visible. C'est à son chien que Papy Caramel fut identifié.
La bourgeoisie ne lui fit pas de cadeaux : quand bien même il ne pouvait être inculpé que pour avoir dégonflé un seul pneu, il fut condamné en comparution immédiate à 2 ans de prison ferme. Son appartement fut loué à quelqu'un d'autre et je me suis retrouvé à la rue avec Rufus.
Après trois mois sans soins en maison d'arrêt, le diabète de Papy Caramel eut raison de ses reins. Il mourut quelques semaines plus tard. Quelques jours avant son décès, alors que je lui rendais visite au parloir, il me demanda de lui apporter des caramels. Je doute qu'il ait eu le temps de goûter ceux que je lui ai envoyés. Je ne sais pas ce qu'il est advenu de son corps. Le vieux Rufus a vite dépérit sans son maître et l'a rapidement suivi dans la mort. Ne sachant quoi faire de sa dépouille, j'ai tenté de m'introduire de nuit dans le petit carré de terre où son maître aimait tant cultiver ses betteraves pour l'y enterrer. J'espérai rendre ainsi rendre un ultime hommage a cet adorable vieillard qui avait tant fait pour moi et à son fidèle compagnon canin. J'ai découvert que les jardins municipaux avaient été transformés en un parking goudronné. Une scandaleusement grosse Mercedes était garée à l'endroit même où Papy Caramel s'adonnait à sa passion encore quelques mois plus tôt.
Tu sais bien cher lecteur que je suis habituellement plutôt quelqu'un de calme et raisonnable. Ce jour-là je ne l'ai pas été. M'inspirant de l'exemple de ma meilleure amie, j'ai décidé de laisser s'exprimer ma rage. J'ai brisé le pare-brise arrière de ce véhicule de malheur, j'ai jeté la dépouille de Rufus à l'intérieur puis j'y ai mis le feu.
J'ai passé de longues minutes à regarder la voiture brûler, sursautant d'euphorie chaque fois qu'un de ses maudits pneus explosait dans une détonation cathartique. Je n'ai quitté le parking qu'une fois sortie de ma transe par le bruit des sirènes de police pour ne jamais y revenir. Et je suis rentré dans mon foyer pour réviser.
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