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La nuit du treize juillet, une tension palpable envahit le manoir des Fischer. Les discussions habituellement polies prenaient un tour plus confidentiel, dérivant vers des sujets sensibles. Walter Fischer, influencé par son entourage obsédé par la politique sociale, débattait avec une passion exacerbée. La cohabitation nouvelle entre une présidence socialiste et un gouvernement de droite intensifiait ces tensions idéologiques. Bitterburg, déjà plus que l'ombre de sa gloire passée, peinait à maintenir son prestige face à cette lutte d’influence. À seulement dix-sept ans, Walter, certain qu’il pouvait changer les choses, se voyait comme un agent du changement, rêvant d’une révolution économique libérale et d’un retour au nationalisme. Il se voyait comme un réformateur, déterminé à purifier Bitterburg des « pêcheurs » qu’il accusait de son déclin.

L’esprit embrumé par le brandy, Walter parlait avec une intensité débridée, laissant ses frustrations s’exprimer sans filtre.

— Ce gouvernement est une farce. Ce socialiste de Mitterrand joue avec le feu, et Chirac ne fait que souffler sur les braises.

Autour de lui, ses amis Levy Strauss et Jacob Kuntz, des compagnons d’école issus eux aussi de familles bourgeoises, partageaient ses idées avec la même ferveur. Jacob, connu pour ses opinions tranchées et souvent misogynes, se redressa dans son fauteuil et, d’un ton ironique, lança :

— Cela ne durera qu’un temps. Les gens commencent à s’en rendre compte. Tu as entendu parler de ces derniers sondages ? Les fascistes gagnent du terrain, doucement mais sûrement. C’est à croire que les Français se réveillent enfin.

Il récitait les arguments de son père, un industriel respecté, sur le déclin inexorable des traditions locales sous l’influence des nouvelles lois sociales, avec une désinvolture savoureuse face à l’idée d’un effondrement imminent.

Son attitude dédaigneuse tranchait avec la réserve habituelle de Levy. Il ajusta nerveusement ses lunettes, puis prit la parole d'une voix basse.

— Mais tu sais ce qu’en disent les autres, Walter. Ils pensent que les nationalistes sont des fanatiques.

Walter se leva brusquement, la chaise raclant le sol. Il se mit à faire les cent pas dans la pièce, les mains jointes derrière le dos.

— Bitterburg est un microcosme de ce qui se passe dans tout le pays. On laisse entrer n’importe qui, on dilapide l’argent dans des projets qui ne servent qu’à alimenter cette mascarade socialiste. Regarde ce qui arrive à nos entreprises, étouffées par des impôts toujours plus lourds. Et pendant ce temps, on nous parle de solidarité, de partage… des mots vides qui masquent la réalité.

Walter s'enflammait pour bien des choses, même les plus petites, mais cette fois, une idée radicale, nourrie par la peur et l’insécurité ambiante, germait lentement dans son esprit. Et le pire, songea Levy, c’est que Jacob semblait prêt à enfoncer le clou si nécessaire.

— Nous ne pouvons pas nous contenter de mots. Nous devons agir. Si le gouvernement n’arrive pas à imposer ce changement, alors nous nous en chargerons nous-mêmes. On sera le catalyseur de ce renouveau.

Jacob se pencha en avant, prenant une gorgée de son verre désormais tiède.

— Et comment comptes-tu t’y prendre ? Bitterburg est un nid de socialistes endormis, protégés par leurs lois et leurs doctrines. Si on veut les réveiller, il va falloir frapper fort. On ne peut pas rester là à discuter, les choses doivent bouger.

Walter retourna s’asseoir, ses doigts effleurant distraitement les accoudoirs du fauteuil. Son esprit, stimulé par l'adrénaline, commençait à assembler les pièces du puzzle. Il y avait bien un moyen de s’extraire de cette situation, de contrer le mal avant qu’il ne se propage irrémédiablement. Cette pensée se cristallisa en une décision claire.

— Commençons par rendre une petite visite à ce bon vieux Norman.

— Et s’il oppose une résistance ? demanda Levy, la voix tremblante.

— Nous le forcerons à quitter la ville.

La nuit enveloppait la ville, insensible aux complots qui se tramaient derrière les murs épais du manoir Fischer. Mais dans l’obscurité de cette demeure, un feu venait d’être allumé, un feu qui, s’il n’était pas éteint à temps, pourrait bien consumer tout sur son passage.

*

Bitterburg, habituée aux feux d’artifice du 14 juillet, se trouvait plongée dans un silence inhabituel. L’annulation des festivités, bien qu’inadmissible, faisait écho plus favorablement au plan préétabli par Walter, leur permettant notamment de se mouvoir plus discrètement. Trois cyclomoteurs déambulant à travers la ville attiraient facilement le regard. C’est pourquoi, Walter avait songé à tout. D’abord, il récupérait Barbara Müller chez ses parents puis il la conduirait non loin de la caravane des Kohler. Il demanderait ensuite à la jeune femme de le couvrir si la situation s’envenimait.

Le choix de Barbara n’était pas arbitraire; sa présence était cruciale pour la couverture et le bon déroulement de leur plan. Il voyait bien, que malgré ses efforts pour maintenir ses distances, elle avait des sentiments pour lui. Il comptait sur cette affection pour s'assurer qu'en cas de difficulté, elle serait prête à le soutenir et à couvrir leurs actions. Même si jusqu’alors sa conduite l’avait laissé indifférent ; les filles ne l’intéressant guère, il fallait désormais qu’il mette de l’eau dans son vin s’il désirait atteindre ses objectifs.

Conformément au plan, il se retrouva devant la maison des Müller, dont la façade en pierre et les volets légèrement décolorés par le soleil semblaient en décalage avec leur fortune. À l’intérieur, Barbara l’attendait, les mains tremblantes, crispant la anse de son sac à main. Elle n'était encore jamais sortie avec un garçon ni eu de rendez-vous romantique. Tout cela était nouveau pour elle ; elle ignorait tout des codes, de la conduite à adopter ou si elle devait rester silencieuse ou se montrer plus extravertie. Dans un petit village comme Bitterburg, il était facile de faire et de défaire une réputation. Elle redoutait qu’une maladresse ou un écart de comportement ne la place au cœur des commérages.

Dès qu’elle entendit le bruit du moteur, elle se précipita vers la fenêtre, le cœur battant. Sa surprise fut totale lorsqu’elle découvrit que Walter n’était pas seul, mais accompagné de deux autres jeunes hommes, Levy Strauss et Jacob Kuntz, qu'elle ne fréquentait qu’à l’occasion. Leur présence, imprévue et déconcertante, assombrissait ses espoirs d’un tête-à-tête avec Walter. Elle fit tout de même l’effort de s’échapper par la porte-fenêtre de sa chambre donnant sur la rue. Elle courut les rejoindre, ses talons claquant sur les pavés.

— Tu montes ? lui lança Walter en lui tendant un casque.

Barbara ne bougea pas, n’éprouvant plus le moindre désir de les accompagner. Elle se sentait trahie et objectifiée. Bien que son instinct lui disait de fuir, le regard insistant de Walter la paralysait. Il avait quelque chose de vil qui la terrifiait. Pourtant, lorsque Jacob exprima son impatience en faisant vrombir le moteur de son cyclomoteur, elle n’eut d’autre choix que de se résigner. Barbara s’approcha de Walter et monta à l’arrière du cyclomoteur, mécontente. Elle tourna la tête vers la droite et observa les fleurs sauvages à la lisière de la route, ne voulant pas que Walter puisse croire qu’elle appréciait cette soudaine intimité entre eux. Pas après ce qu’il avait fait, ces mensonges et autres flatteries. Elle garda le silence durant tout le trajet, les mains crispées autour de la taille de Walter. Elle mourait d’envie de se détacher de son emprise, mais sa peur viscérale des deux roues l’en dissuada.

Quand Walter coupa le moteur, Barbara se rendit compte qu’elle tremblait malgré la chaleur étouffante. La peur s’installait silencieusement en elle, revêtant la forme d’une froideur glaciale s’infiltrant sous sa peau. Elle descendit du véhicule, rejetant l’aide de Walter. Cette escapade, loin de la calmer, n’avait réussi qu’à amplifier sa colère. Elle était certaine que cette sortie était loin d’être une simple petite balade entre amis.

Levy et Jacob garèrent leurs motocyclettes le long des barrières délimitant les pâturages. Les phares des véhicules éclairèrent les sacs, révélant des fusées, des tubes de mortiers et des paquets de mèches, tous soigneusement emballés et prêts à être utilisés.

— Vous allez me dire ce qu’on fait ici ? s’impatienta Barbara.

Tous deux firent comme s’ils ne l’avaient pas entendue. Elle les observa franchir la barrière à tour de rôle, traînant avec eux une quantité considérable d’attirails. Ils avançaient avec une assurance qui la mettait mal à l’aise. Leurs pas résonnaient à peine sur le sol, étouffés par la végétation bruissant sous leurs pieds. Elle jeta un regard à ses vêtements, soigneusement choisis pour l’occasion. La dernière chose qu’elle souhaitait était de les abîmer. Mais, l’idée de rester seule au cœur de la campagne française, en pleine nuit, la troublait bien plus que le fait de devoir rentrer chez elle avec une apparence négligée. Elle regarda autour d’elle, et la panique la saisissant, elle se lança à la suite des garçons.

— Attendez-moi ! s’exclama-t-elle finalement.

Bien qu’épuisée, elle les rattrapa au pas de course, incapable de chasser le doute qui assiégeait son esprit. Elle ne les quitta pas pour autant, empruntant avec eux un sentier sinueux, bordé de fleurs nocturnes dont les corolles délicates s'ouvraient dans l'obscurité, exhalant leur parfum dans l’air. Barbara, captivée par la beauté sauvage qui l'entourait, ressentit une fascination grandissante, laissant presque derrière elle l’angoisse qui la taraudait jusque-là.

Le terrain vague se dessina peu à peu sous une lumière blafarde. Elle constata que la caravane des Kohler se trouvait à quelques mètres devant eux, à moitié dissimulée dans les herbes hautes. La résidence des Kohler était connue de tous, mais peu avaient osé s’aventurer sur leur propriété. Elle comprenait maintenant pourquoi, bien qu’elle connaissait parfaitement les véritables raisons de cet isolement. Bien qu’avant tout peu apprécié, Norman aimait vivre en marge de la société.

Jacob sortit des ballons remplis d'excréments de son sac et les lança contre la façade du mobil-home. À l'impact, le latex éclata, éclaboussant la caravane de cette matière répugnante.

— Tu es devenu fou ? s’écria Barbara, choquée.

— Parce que tu crois qu’ils se gêneraient ? Ils en feraient autant s’ils en avaient la chance. Les gens de leur classe sociale sont capables de bien pire. Ce sont des brutes qui n’ont aucun respect pour les normes et les lois, qui ne savent s’exprimer que par la violence.

— Et qu’est-ce que tu en sais, toi ? Tu ne les connais même pas, tu ne vis qu’au travers d’un prisme.

— Si tu t’intéressais de plus près à la politique économique et aux réformes en cours, tu comprendrais mieux la réalité. Tu ignores tout des enjeux actuels, et quand les conséquences te frapperont, il sera trop tard pour réagir.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ce que je veux dire, c’est que les femmes n’ont aucune idée de ce qui se passe réellement. Les affaires politiques et économiques sont des domaines réservés aux hommes, et vous, les femmes, vous êtes souvent trop préoccupées par vos trivialités et vos préoccupations domestiques pour comprendre les véritables enjeux. Vous n’avez jamais été capables de saisir les problématiques profondes qui façonnent le monde et peu importe les arguments que tu exposeras pour démontrer, tu sais au fond de toi, que j’ai raison.

Barbara le fixa, les yeux plissés par l'aversion. Une colère, brûlante et amère, monta en elle, envahissant comme un poison ses veines. Elle se remémora les conversations avec son père, son admiration pour ses principes moraux et les idéaux qui avaient façonné son enfance. Les valeurs défendues ardemment par Jacob ébranlaient à présent ses certitudes. Son sexisme l’ulcéra profondément, ses propos dégradants se heurtant violemment aux valeurs qu’elle avait toujours chéries. Cette prise de conscience la plongea dans une crise intérieure, où se mêlaient honte et indignation. Comment pouvait-il lui parler ainsi, comme si elle n’était qu’un ornement superficiel dans le grand théâtre des affaires sérieuses ? Elle qui avait toujours considéré Walter et son entourage comme des alliés intellectuels.

— Et vous croyez que je vais rester sans rien faire pendant que vous, les grands esprits, vous vous amusez à tout casser ?

— Tu ne sais pas ce que c’est que de se salir les mains pour ce en quoi on croit. Tu penses tout savoir, toi qui as toujours la tête dans les bouquins, mais je vais te dire une chose : tu ne connais rien de chez rien.

Walter, d’un geste impérieux, leur imposa de se taire, ne cherchant pas un instant à prendre son parti. Il semblait soudain moins charismatique, et son autoritarisme le rendait repoussant. L’image qu’elle s’était faite de lui se dissipa. Elle, la jolie fille aux cheveux blonds et soignée, se sentait soudainement insignifiante. Walter la traitait avec une froideur distante, comme si elle n’était qu’un accessoire dans ses plans. Il plongea sa main dans les replis de son blouson, extirpant une fusée. Il déposa la torche avec soin sur le tapis d’herbe sèche et, avec un agacement croissant, tenta d’allumer la mèche. Le vent fit vaciller la flamme jusqu'à ce qu'elle s'éteigne. Il s’acharna, la frustration se lisant sur ses lèvres.

Barbara laissa échapper un cri de désespoir. Comment avaient-ils pu croire qu’elle pourrait prendre part à leur vendetta ? Qu’elle veuille se dresser contre ces gens ? Avait-elle donné l'impression d'être une partisane de la ségrégation, elle qui s'opposait farouchement à ces idéaux ?

Barbara se détourna, incapable de rester à leurs côtés plus longtemps. L’idée de participer à un acte criminel, aussi justifiée qu’elle puisse paraître à leurs yeux, lui était insupportable. La honte l’emplissait d’un désespoir accablant. Elle ressentait une profonde culpabilité causée par sa propre passivité et son manque de réactivité. Elle se dirigea vers le bord de la route et chercha frénétiquement la cabine téléphonique la plus proche, priant pour pour que l’issue ne soit pas aussi catastrophique qu’elle le craignait.

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