3. monstrum
Un jour, Abby m'a demandé pourquoi je n'avais pas cherché à nier les faits dont on m'accusait. Ça ne servait à rien de nier, voilà ce que je lui ai répondu. Les crimes, je les avais commis et je n'avais aucune raison de prétendre le contraire. Le monde devait savoir. Le monde devait trouver un nom à associer à une horreur qu'il ne parvenait nommer. Dès lors, mon rôle a consisté à incarner une réalité si atroce que les mots ne pouvaient l'exprimer. J'étais le centre du monde, d'un monde dans lequel l'effroi régnait en souverain absolu.
Ce monde ressemble à bien des égards à celui que beaucoup dans la masse connaissent – du moins ceux qui ont encore le courage d'ouvrir les yeux. J'éprouve une grande admiration pour le courage d'une poignée d'individus. On ne jubile jamais autant qu'en présence d'une proie qui refuse de crier, qui parvient héroïquement à endurer la torture, bien que la lueur au fond de ses yeux trahisse systématiquement son ultime détresse, et sur qui le triomphe, sitôt que l'on parvient à lui arracher le moindre gémissement, n'est que plus exaltant.
Moi, je suis un héros d'un genre nouveau. Mes hauts faits ont traversé les océans, ont fait frémir la population de la ville, du pays, et même du monde entier. Mon visage se diffuse sur les avis de recherche, on raconte mon histoire à la télévision, j'ai même ma propre page sur Wikipédia. Mon nom, désormais, tout le monde le connaît. Quand ils le prononcent, quand ils le méprisent, ils ont le sentiment de conjurer le sort, d'être blancs comme neige à côté du monstre Sung. En quelque sorte, mon existence les rassure, les conforte dans l'idée qu'ils sont les défenseurs vertueux d'une morale irréfutable. Mais s'ils prennent le temps de reconsidérer avec un peu plus d'attention nos situations respectives, ils finissent par se rendre compte que je ne suis qu'un chasseur parmi d'autres, qu'eux-mêmes – tout autant que moi et peut-être plus encore – fondent leur suprématie sur la loi du plus fort, et jubilent lorsqu'ils font montre de leur puissance en écrasant ceux qu'ils soumettent sans la moindre pitié. Alors ils me mettent derrière les barreaux et m'effacent des médias, détournant le regard par refus de confronter le pair qu'ils condamnent, ce miroir sombre qui en la déformant rend raison de leur propre nature, ce reflet impartial de la bestialité humaine, semblable à la peinture criblée par les marques du temps et des vices grandissants du modèle qui, ainsi disculpé, perpétue ses péchés sans se sentir coupable.
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