6. Brouillon

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Aujourd'hui, elle porte un tailleur pêche tout neuf et des boucles d'oreilles plaquées or qui jurent avec son teint rose. Mon petit doigt me dit qu'elle s'est fait belle rien que pour moi et, en me calant sur ma chaise, je laisse un sourire satisfait me gagner les lèvres.

— Bonjour, Sung.

— Bah alors, bébé, tu m'fais pas un bisou ?

Elle roule des yeux, sans doute pour presser le gardien qui m'ôte fissa les menottes.

— Il fait beau dehors ? Eh non, j'en sais rien : ces crétins ont encore oublié de bloquer un créneau pour ma promenade en solitaire...

— Bon, on a pas beaucoup progressé, ces derniers jours, soupire-t-elle.

— T'as complètement raison ! Moi aussi, je me disais qu'on pourrait accélérer les choses... Passer à l'étape supérieure. Tu sais, celle où on nous file une cellule V.I.P pour notre nuit de noces !

— T'as fini ton cirque, oui ?

Parfois, Abby est sans pitié. Je vais passer le restant de mes jours derrière les barreaux, et c'est peut-être la seule pétasse que j'aurai jamais l'occasion d'allumer. Comme si j'allais me priver !

— Voyons, voyons...

Je la dévore des yeux, tandis qu'elle ouvre mollement sa chemise cartonnée et humecte le bout de ses doigts d'une fine couche de salive. L'index ripe sur les coins cornés des feuillets, déjà bien imprégnées de sa bave séchée. Le parloir, alors vide, décuple au centuple le frottement du papier contre ses ongles jaunis par trop de vernis bon marché – de quoi rendre barjot !

— Ah, le voilà ! Abraham Pence. Y'a deux-trois détails qui collent pas. Tu veux bien me rappeler comment tu l'as buté ?

Oui, je le veux bien. Tout, pour ma tendre Abby. Mais j'en suis incapable. En cet instant, ma boîte crânienne tout entière est harcelée par l'écho de cette insupportable friction. Mon cerveau n'est guère plus qu'une grosse boulette de papier chiffonnée, rageusement malaxée, comme on triturait nos brouillons stériles au sortir d'une interro foireuse. Je me rappelle encore comment je déchiquetais les miens, sous les regards moqueurs de Christine et sa bande de copains intellos. Danny récitait ses plus belles rédactions à la kermesse de l'école ; Francis levait toujours la main en remuant du cul sur sa chaise comme un chien constipé en rut devant la maîtresse ; Sophie bassinait tout le monde avec sa danse classique, mais elle aimait surtout se moquer de ma roideur ; quant à Christine, eh bien, elle excellait en tout, et surtout en calcul. Madame Peletier n'avait de cesse de répéter qu'elle ferait de grandes études et qu'elle aurait un beau métier : médecin, politicienne, ou avocate, peut-être. Avec le recul, ça me fait presque sourire : aux dernières nouvelles, Christine tenait un salon de toilettage canin, et mon avocate à moi, pour sûr bien plus sexy, je parie qu'à l'école, elle ne retenait même pas ses tables de multiplications.

— Dis, Abby, tu avais de bonnes notes en mathématiques ?

— Jusqu'en CE2, oui. Après, j'ai plus jamais rien capté. C'est pour ça que j'ai fait une filière littéraire, option droit. Et me v'là avocate ! Ça, personne l'aurait cru !

À l'en croire, son entourage n'arrive toujours pas à se faire à l'idée. Il faut bien reconnaître que Maître Lamouète, ça sonne plutôt comme une fable oubliée de La Fontaine. Ma fontaine à moi répète les grandes eaux, tandis que je remercie pieusement les astres d'avoir dès l'enfance fâché ma belle ingénue avec les chiffres.

— Bon alors, Abraham Pence, insiste ma tendre Abby.

Je lui sers la même histoire qu'à tout le monde, quasi par automatisme.

J'avais seize ans, la rage au ventre, et je traînais mon spleen le long de la voie ferrée. Pence a surgi de nulle part, imbibé d'alcool comme l'autre daron les mauvais jours – au point qu'il aurait suffi que j'approche ma cigarette pour que le gaillard flambe sur place. Mais, si j'avais déjà des pensées interdites, à l'époque, je trouvais encore systématiquement la foi de les repousser. Ma foi, elle n'était pas spirituelle pour deux sous. Je me cantonais à jouer le jeu de la société, à obéir aux règles et à faire profil bas, la plupart du temps. Bon public, j'ai regardé Pence s'abîmer, la bouteille à la main, jusqu'à s'écrouler dans les gravas. J'ai penché mon visage au-dessus de sa gueule en éruption, alors qu'il convulsait. Et puis, par lassitude – mais sûrement pas par empathie ! – j'ai écrasé la grosse semelle de ma bottine sur sa gorge raidie, jusqu'à lui couper le souffle. Voilà comment, presque sans m'en rendre compte, j'ai mis fin à la triste existence de ce type sans histoire.

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