Guénolé
Deux personnes se tenaient – s’ennuyaient plutôt – dans la pièce exiguë.
La première était une petite vieille toute ridée, qui s’agrippait fébrilement à un pupitre, faisant face à une assemblée… de chaises vides. Ou presque. Au dernier rang, un homme en costume noir attendait patiemment qu’elle veuille bien se taire. Surtout qu’elle parlait d’un ton excessivement lent et monotone. Elle avait commencé son discours cinq minutes auparavant et attaquait sa troisième phrase seulement.
« Il n’y a pas grand-chose que je puisse ajouter à propos de Guénolé, vous le connaissez tous. »
Elle semblait ne pas voir que la salle était terriblement vide. Elle marqua une pause entendue à l’intention de son auditoire invisible, puis reprit :
« Guénolé, donc, est un homme banal. Ce n’est pas quelqu’un de bien, mais il n’est pas mauvais pour autant, vous savez. Il se levait chaque matin à 7 h 03, allait alors décharger sa vessie après une nuit d’une durée approximative de six heures et demie, puis se rendait dans la salle de bain, prenait une douche rapide. Pour son petit déjeuner, il buvait un grand café noir qu’il accompagnait d’une tartine de confiture un peu fade. Ensuite, il enfilait son pantalon gris souris et sa chemise grise pâle, empoignait sa mallette et prenait le métro pour arriver au bureau à 8 h 14. Ses journées s’écoulaient avec neutralité, chaque jour étant platement semblable au précédent. Guénolé, de taille moyenne, recevait un salaire moyen, avait des goûts moyens, et pourtant jamais ne se plaignait, sauf peut-être de son physique moyen. Le soir, il regardait le journal télévisé puis zappait avec lassitude jusqu’à ce que ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Médor le réveillait de ses léchouilles baveuses quand son maître arrêtait de lui caresser le dessus de la tête. Guénolé, sans grande conviction, jouait parfois à la loterie. Une fois, il a gagné. Deux euros trente. Ç’a avait été une grande joie pour lui. Il avait pu se payer un autre verre de bière au bistro du coin de la rue du maréchal. »
La petite grand-mère esquissa un sourire en pensant au jour où Guénolé avait gagné quelque chose, si pitoyable qu’ait été ce gain.
« Vous devez savoir que Guénolé avait peu d’amis. Pour parler franchement, il n’avait que Michel. Un collègue qui lui témoignait une vague sympathie. Il me parlait parfois de lui « Michel m’a donné un dossier à boucler aujourd’hui. », « J’ai appris que Michel portait une nouvelle cravate… Nous avons pris l’ascenseur en même temps. » Je suis donc très déçue que Michel ne soit pas présent avec nous aujourd’hui. C’est un scandale. Quant à son épouse, je ne peux pas lui en vouloir… Il n’en avait pas. Guénolé n’a jamais trouvé l’amour. Même en maternelle, les petites filles l’appelaient « Guégué-crotte-de-nez », paraît-il. Quel dommage. Vous l’aurez compris, Guénolé n’a rien accompli de grand ou d’exceptionnel. Je suis bien placée pour savoir qu’il ne manquera à personne. »
Les jambes de Guillemette la faisaient souffrir, elle était debout à ce pupitre depuis plus de quarante minutes. Elle voulut conclure.
« Si mon fils Guénolé a eu une… vie de merde, osons employer le terme, au point que même la vie de sa propre mère ne se trouve pas chamboulée par sa mort… , sa mort, elle au moins, est originale. C’est pour cela que j’ai tenu à lui dédier cet éloge funèbre malgré tout. »
Quand elle prononça la dernière phrase de son hommage post-mortem, l’employé de la morgue, qui avait accepté de lui donner accès à la salle de cérémonie et qui avait pris son mal en patience jusque-là, commençait déjà à éteindre la lumière et à débrancher le micro.
« Mourir d’allergie foudroyante en ingurgitant par accident de la crotte de Médor, eh bien… Ce n’est pas donné à tout le monde » soupira-t-elle.
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