16. Réunion du Conseil.
Selfyn avait réussi à réunir les cinq autres membres du Conseil (soit trois femmes et deux hommes) dans un temps record. Ils étaient tous assis autour d’une table hexagonale, qui semblait avoir été taillée d’un seul bloc dans un arbre gigantesque. La table avait une belle couleur verte d’eau assez claire, qui laissait apparaître les moindres cernes, les moindres nœuds, et les moindres rainures du bois.
Selfyn, qui tirait son bouc entre ses doigts, observait un à un ses confrères. À sa gauche il y’avait une toute petite femme du nom de Rinnel. Son regard pétillant était tourné vers Selfyn. Elle l’observait avec envie presque, en faisant tourner son index dans ses cheveux qui lui arrivaient à la hauteur des épaules. Elle rêvait d’avoir une part plus importante dans la vie de Selfyn, mais celui-ci semblait ne rien remarquer.
À gauche de la petite Elfe rêveuse se tenait un homme à peine plus grand que Rinnel. Les lèvres minces et étirées, Eliol portait son regard sur Selfyn et Rinnel, amusé par le petit jeu de séduction de cette dernière. Les joues creuses, imberbe et le menton pointu, Eliol ressemblait à un enfant qui serait devenu adulte trop rapidement. Pour accentuer encore davantage sa différence physique, il s’était ajouté à chaque oreille un petit anneau argenté. Il était pourtant loin d’être un rebelle. Sage et calme, il ne parlait pas beaucoup. Il préférait de loin observer les choses pour pouvoir intervenir efficacement au besoin.
De l’autre côté d’Eliol se trouvait Amitza. Une femme très grande au visage osseux et pâle. Son regard dur balayait également toute l’assemblée. Elle était connue à Yggdol pour son tempérament. Parlant toujours très fort, elle n’avait pas sa langue dans la poche, et elle n’hésitait pas à taper du poing sur la table. Comme le faisait d’ailleurs son autre voisin.
Lowell, dont le fils Ansig était un élève de Mélusine, était un homme de taille moyenne, légèrement bedonnant, chose rare à Yggdol du fait de leur alimentation exclusivement végétarienne. Des cheveux raides et gras étaient collés sur son crâne carré, donnant l’impression que sa tête n’était qu’un cube sur lequel on avait ajouté des yeux, un grain de beauté sur l’arcade sourcilière gauche, un nez et une bouche. Son regard rusé fixait Selfyn, pour qui il nourrissait une haine féroce. Colérique, il pensait qu’il fallait de la force et de la poigne pour diriger. Parmi les membres du Conseil, il était probablement le seul qui n’éprouvait aucun respect pour Selfyn. Son rêve était de trouver un moyen de l’y éjecter.
Enfin, assise entre Lowell et Selfyn, se trouvait l’incarnation de la beauté elfique ; Mélaine était une grande femme à la peau anormalement blanche et scintillante. Fin et délicat, son visage en forme de cœur était responsable de bien des tourments. Une cascade de cheveux longs et soyeux était simplement relâchée dans son dos. Seules deux mèches se balançaient sans cesse devant ses hypnotiques yeux d’un vert émeraude aux longs cils noir. Une main aux ongles rougeoyants était appuyée sur sa joue légèrement rosée, tandis que son regard espiègle semblait regarder quelque chose qu’elle était la seule à pouvoir observer au milieu de la table. Sous son menton pointu, on pouvait apercevoir une fine chaine en argent éclatant, qui disparaissait à l’intérieur d’un resplendissant corset émeraude. Comme à son habitude, Mélaine s’était habillée avec un grand soin.
Le temps était venu de rompre le silence et d’expliquer la raison de cette réunion :
« Hum, hum…, toussota Selfyn pour s’éclaircir la voix et attirer l’attention de ses semblables. Je voudrais d’abord vous remercier d’avoir répondu présent si rapidement à ma convocation… »
— Ta convocation ! coupa Lowell. Tu crois que tu as le pouvoir de nous convoquer ! railla-t-il avec un sourire en coin.
— Ne commence pas Lowell, souffla Rinnel exaspérée en levant les yeux au ciel. Tu joues sur les mots. Tu comprends bien ce qu’il veut dire.
— On est là parce que ton message disait que c’était important, grogna Amitza. Que ça risquait de tout déséquilibrer !
— L’équilibre actuel entre les peuples de Legnister semble effectivement compromis, en effet, acquiesça Selfyn.
— Maintenant que tu as réussi à nous attirer ici, s’impatienta Lowell, explique-nous ce qui te fait croire qu’un bouleversement pourrait avoir lieu !
— Parle-lui sur un autre ton Lowell ! intervint Rinnel furieuse…
— Ha lalalalaaa ! Messieurs, susurra la voix suave de Mélaine. Ne recommencez pas une fois de plus vos petites querelles inutiles. Vous êtes tous les deux des hommes intelligents. Alors ne pourrait-on pas discuter calmement ? S’il vous plaît, pour me faire plaisir, dit-elle en faisant une moue boudeuse.
— Heu… tu as raison, Mélaine, répondit Selfyn. Alors je voudrais en réalité vous parler de plusieurs choses, commença Selfyn. Comme vous le savez tous, ma fille Mélusine et mon fils Ephrem…
— Hein, cracha Lowell, cet Humain est ton fils maintenant !
— … ont traversés les terres Humaines, continua Selfyn comme s’il n’avait pas été interrompu, pour retrouver Joch et Trud, les parents Humains d’Ephrem.
— Oui, s’impatienta Amitza, on sait ! Tu t’es d’ailleurs fait taper sur les doigts à cause de ta décision, se rappela-t-elle avec un petit rire.
— Elle a raison mon petit Selfyn, acquiesça Mélaine en jouant avec sa chaine d’argent au niveau de sa poitrine, pourquoi ne vas-tu pas directement à l’essentiel.
— Puisque vous insistez. Un village Humain du nom de Luctès a été attaqué par des Traneks, laissant le village sans la moindre trace de vie.
— Aucun survivant ? demanda Eliol pour rompre le long silence qui s’était installé.
— D’après ma fille, seuls les plus âgés sont morts, alors que les autres, les plus jeunes, ont été faits prisonnier.
— C’est une histoire bien malheureuse, s’exprima Eliol, j’en conviens. Mais pourquoi crois-tu que cet évènement, isolé, pourrait changer l’équilibre entre les différents peuples ?
— Il ne nous dit pas tout ! aboya Lowell.
— Amitza pense pareil.
— Et bien, avoua Selfyn mal à l’aise en se tortillant sur sa chaise, il est possible que ma fille, par inadvertance, ait fait une entrée remarquée dans le monde des Humains.
— Je le savais ! cria Lowell en tapant son poing aux doigts boudinés sur la table. Comme je vous l’avais dit mes chers amis, la place d’un Elfe est à l’intérieur d’Yggdol. Et maintenant, grâce à la sagesse infinie de Selfyn, ces barbares d’Humains ou ces sauvages de Traneks pourraient croire qu’on est du côté de leur ennemi et vouloir nous attaquer !
— Mais personne ne peut nous atteindre, n’est-ce pas ? s’inquiéta Mélaine en posant une main sur son cœur. La magie d’Yggdol nous protège ?
— Même si ce n’était pas le cas, gronda Amitza. Les Elfes sont puissants et n’ont peur de personne.
— Il ne s’agit pas de savoir qui est le plus puissant, souligna Eliol. L’une des nôtres, volontairement ou pas, a été mêlée aux affaires d’autre peuple. Nous devons savoir quelles répercussions cela pourrait avoir sur l’ensemble de notre communauté.
— Aucune, assura Rinnel. Les espèces non-Elfe ne peuvent pénétrer Yggdol que s’ils sont accompagnés d’un Elfe. Tant que la fille de Selfyn ne s’aventure pas de nouveau en terre Humaine, nous ne risquons rien.
— Je suis parfaitement d’accord avec toi Rinnel, approuva Eliol.
— Me voilà rassurée, souffla Mélaine en s’éventant le visage d’une main, alors que l’autre était toujours sur son cœur.
— Moi pas ! brailla Lowell. Selfyn est incapable de tenir ses enfants, dit-il avec un rire à peine dissimulé en prononçant le dernier mot. Que se passera-t-il quand l’Humain voudra rendre visite à un oncle ou à un cousin et que sa chère sœur voudra la suivre ?
— Nous ne sommes pas là pour parler de la façon dont j’élève mes enfants ! s’emporta Selfyn.
— Il n’a pas tout à fait tort Selfyn, réalisa Eliol. Et puis tu ne nous as pas raconté comment s’est terminé le voyage de tes enfants ! Mais j’ai ma petite idée.
— Comme je vous l’ai appris précédemment, répéta Selfyn, les personnes âgées ont été assassinées.
— Donc les parents d’Ephrem également, n’est-ce pas ? questionna Eliol qui pensait avoir la réponse.
— Il n’a pas l’air de le penser, expliqua Selfyn, c’est pourquoi il désire quitter Yggdol une nouvelle fois. Pour tenter de les retrouver.
Les membres du Conseil avaient écouté l’histoire de Selfyn à propos du voyage de Mélusine et Ephrem. Et à présent ils discutaient du souhait d’Ephrem de repartir en terre Humaine pour secourir ses parents qui étaient peut-être prisonniers des Traneks. Pendant des heures encore ils échangèrent leur point de vue concernant cette affaire, pesant le pour et le contre, en ayant à cœur de maintenir la paix à Yggdol. Finalement une décision fut prise presque à l’unanimité. Une décision qui fut contestée de toutes ses forces par une seule personne, qui sortit de la réunion silencieusement, l’âme en lambeau.
La nuit était tombée, et les étoiles, nombreuses, illuminées dans chaque recoin d’Yggdol. Mélusine et Ephrem, qui avaient beaucoup dormi dans la journée, ne ressentaient plus la fatigue. Ils étaient restés dans leur petite maison, à attendre que leur père revienne et les informe des décisions prises par le Conseil. Leur attente toucha à sa fin. Un bruit de porte se fit entendre. Là, dans l’entrée, ils virent leur père. Mélusine se précipita pour lui souhaiter un bon retour à sa manière. Selfyn la prit dans ses bras, lui embrassa le front, et il alla s’assoir dans son fidèle fauteuil. Il alluma sa tigerette préférée, et fixa Ephrem de ses yeux autoritaires.
« Nous devons parler, dit-il simplement. »
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