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J’écoutais le fameux album acoustique des Foo Fighters, le deuxième disque d’In Your Honor. J’étais sur la route. J’avais du temps devant moi. La douceur du jour jointe à la chaleur de la musique me suggéraient des idées estivales. Je ne sais trop pourquoi (j’avais dû lire récemment des choses relatives à la question amoureuse), j’ai repensé à cette fille que j’ai connue il y a deux ou trois étés. Le pianiste du village organisait alors des concerts tous les dimanches dans son studio. Elle était là chaque fois, un air de flirt perpétuellement sur le corps et le visage. Grande, belle, la taille fine qu’évasaient démesurément d’invraisemblables hanches, un port droit plein d’assurance, elle semblait poser dans l’attente qu’on la dessine. D’où venait-elle, j’ai fini par l’apprendre, assez vainement, du reste. Une fille pareille ça sort toujours de nulle part. J’avoue que j’étais un peu intimidé par ses hanches et ses fesses pas du tout disharmonieuses mais tellement considérables que même en pensée je ne savais qu’en faire.
La force du désir de cette fille, devenu force des choses, compliqua cet embarras d’une espèce de concurrence qu’elle institua entre le pianiste et moi. J’étais indécis quant à ce que manifestement elle attendait de moi, je ne voulais certainement pas devenir le rival du pianiste, or la situation tout entière semblait exiger que j'épouse ces courbes incommensurables, et donc que je fisse ce qu'il fallait pour y arriver. Une tentation paradoxale, à moitié seulement inefficace, me poussait à concourir et prétendre. La nature, simple et pleine d’intrigues, voulait que je convoite. Mon désir en fut profondément troublé, mais ma volonté, fût-ce par l’inertie extrême qui la caractérise souvent, resta de marbre ; fléau des races cérébrales chez qui les volontés, tout intellectuelles, évoluent dans l’indépendance complète des désirs, et comme sur une autre planète. Je demeurai du côté de l’hésitation et de la réserve.
Je ne sais pas ce qu’il en aurait été s’il n’y avait pas eu le pianiste. Me serais-je senti plus libre de céder à mes désirs ? Ou ceux-ci étaient-ils moins contraints par sa simple présence que par quelque chose de plus profond et impérieux ? Toujours est-il que je ne voulais pas de lui comme rival. Il n’était pas digne de l’être. Du moins me racontais-je quelque chose comme cela. Pour justifier ma pusillanimité. Parce que je n’étais pas un animal qui se bat pour une femelle. Parce que je le pensais un peu aussi, sans doute. Mais nous avions plus en commun que je ne voulais me l’avouer, comme il arrive toujours lorsqu’on éprouve ce genre de défiance obscure.
Je connaissais ce pianiste. Nous fréquentions le même bar quand j’étais au lycée. Je me souviens de ses allures de crooner un peu anachronique avec gilet de costume et chapeau. Pendant longtemps nous ne nous sommes plus vus, puis j’ai emménagé dans le village où je suis aujourd’hui et l’ai retrouvé par hasard. Je n’ai trop su quoi penser de ces retrouvailles ; il n’avait jamais été qu’une connaissance. Quelque chose chez lui m’avait toujours interdit une véritable sympathie à son endroit. Un peu plus tard, j’ai voulu prendre avec lui des cours de piano. Il n’était pas cher, nous vivions au même endroit, on me l’avait dit bon professeur et ma passion pour la musique avait souvent fait naître en moi la velléité de l’apprendre. Un soir, après une leçon, il m’invita à rester pour une bière. Il fit devant moi presque une crise de panique au sujet d’un concert qu’il devait organiser bientôt. Il craignait la visite du maire — autant dire l’apocalypse — à cause du statut de voie publique du chemin passant devant son studio. Je l’avoue, je fus assez effrayé par cette réaction, monstrueusement disproportionnée à mes yeux. Cela me coupa l’envie de continuer les cours avec lui. Je pris certaines distances, prétextant le souhait de me concentrer sur autre chose.
J’appris à mieux le connaître et le comprendre plus tard, par l’intermédiaire d’un ami que je venais de me faire et dont je découvris qu’il nous était commun. C’était un ancien gérant de la principale salle de concerts de la ville du coin, où il avait programmé plusieurs fois ledit pianiste et son groupe, à l’occasion de quoi ils s’étaient liés, dans la période qui suivit mon départ pour la grande ville et les études. Mon nouvel ami était du genre bon samaritain et des affinités biographiques l’avaient conduit à s’occuper un peu de la détresse du pianiste. C’est que tous deux avaient très jeunes trouvé refuge derrière un piano, sauf que pour l’un c’était resté une innocente obsession et pour l’autre le refuge, dès l’origine, constitua aussi une prison, puisque la musique fut jusqu’au lycée son seul apprentissage. Ses deux parents étaient en effet professeurs dans des conservatoires et musiciens professionnels assez prestigieux. D’après le peu qu’il m’a dit et ce que j’ai pu voir (il habite encore aujourd’hui chez sa mère même si dans un appartement indépendant), je ne pense pas qu’il ait été élevé seulement dans l’amour de la musique. Sa mère, que j’ai aperçue plusieurs fois, renvoie l’image d’une vieille fille sévère portant perpétuellement sur le visage comme le poids d’une ancienne faute qu’elle n’aurait jamais voulu s’avouer. Dans ces conditions le piano ne pouvait que se fendre en deux — et le pianiste — : d’un côté le refuge, de l’autre la prison.
Si j’eus cette réaction de rejet suite à la spectaculaire panique dont il me fit le témoin ce soir-là, si par ailleurs il sentit qu’il pouvait céder à celle-ci devant moi, c’est sans doute que j’étais à même de la comprendre. Mais comprendre n’est pas accepter. Surtout quand ce n’est qu’obscurément, à la lueur vacillante de l’expérience douloureuse. J'en connus une pareille, en effet, dont à l’époque, sans doute à cause de la douleur en question, je m’étais absenté. Tout ça, la douleur, l’absence, plus tard on me l’a expliqué. De façon très crédible et convaincante, du reste. Mais comme d’une certaine manière je n’étais pas là, non plus que mon bourreau qui opéra justement par absences violentes — quoique subtiles comme toutes les absences — et répétées (d’affection, de considération), encore aujourd’hui, à mes yeux, il s’en faut de peu pour que rien ne se fût passé. À défaut d’une machine à remonter le temps, ce peu, il n’y a sans doute que le miroir des relations pour le révéler. Voilà ce dont il fut question avec le pianiste.
Son expérience fut probablement plus positivement malheureuse que la mienne. En atteste le soin quasiment exclusif qu’il porte à la pratique musicale, un peu comme ces captifs que la folie guette, qui, dans leur cachot, se prennent d’une incroyable affection pour un cafard ou une araignée, en vertu de laquelle ils renonceraient presque à la liberté. Quant à moi, mon malheur fut plutôt comme ces « sensations délicieuses » et ambiguës qui travaillèrent Baudelaire, « dont le vague n’exclut pas l’intensité ». Moins positif, moins franc, mais pas moins déterminant. Dans la terreur que manifesta le pianiste pour la vie ordinaire, qu’il ne connaissait pas, en somme, à laquelle il n’avait jamais pu accéder, je vis le reflet de la méfiance sourde et vague, de la suspicieuse distance où je tenais, moi, cette même vie ordinaire, à cause de l’ignorance où j’étais de l’origine, de la nature même des « coups » que j'avais reçus.
Si par ailleurs cette similitude biographique ne nous a pas permis, comme il peut arriver tout aussi bien, de nous lier, si même elle m’autorisait ce genre de défiance instinctive — quoique modérée — qui fut toujours mon attitude à son égard, c’est sans doute qu’en mon for intérieur je considérais la manière dont il affrontait cette adversité familière comme un échec ; ou du moins que sa fréquentation éveillait en moi, à mon propre sujet, l’idée d’une faillite existentielle, d’une défaite essuyée dans l’enfance de laquelle je ne fusse pas supposé me relever ; qu’il était pour moi la vivante image de la cause perdue qui aurait pu — pourrait encore, à la limite de ce que je suis capable d’envisager — être la mienne. Image d’autant plus troublante qu’elle était, en effet, vivante : j’étais un peu agacé, un peu envieux, de cette étonnante énergie qu’il pouvait déployer à vivre de sa musique, de cette discipline à laquelle il était manifestement capable de s’astreindre et qui lui avait permis d’atteindre un haut niveau dans la maîtrise technique de son instrument. Je ne comprenais pas comment cette énergie que je croyais de désespoir suffisait à ce qui pouvait passer pour une certaine réussite artistique et sociale. Une partie de moi la lui jalousait même, sans doute, comme si j’eusse regretté le peu de relief de mon malheur pour ne pas m’avoir permis d’en développer une semblable.
Voilà tout le mélange d'incompréhension, de curiosité, de répulsion, d'envie, qui me rendit impossible de me mesurer, concernant la jeune fille objet de mes désirs incertains, ce fameux jour d'été, à ce pianiste avec lequel les affinités que je me sentais n'avaient d'égal que mon incapacité à lui attribuer une quelconque consistance véritable, quelque principe ordonnateur et vital qui le fît sortir pour moi de cette sorte d'état de mort-vivant — spirituellement mort, matériellement vivant — où ma conscience s'abîmait à le contempler. Relativement à elle, il n'y avait rien à quoi je pouvais me mesurer. Que cette absence relative et paradoxale ne donna lieu ni, évidemment, à quelque conséquent esprit de compétition, ni même à la superbe indifférence qui m'eût fait compter pour rien cette rivalité de facto, c'est une chose. C'en est une autre que mon désir éventuel pour la fille aux larges hanches, ou le sien pour moi. Pris en lui-même, je crois que son assouvissement n'eût pas dépendu de moi seul. Si elle avait fait le premier pas, je me serais sans doute laissé faire. En dépit de ses formes qui n'étaient pas exactement mon genre. En dépit même de toute cette résistance que j'opposais à la vie, que ne m'épargnaient pas les matières amoureuses, mais que le peu de relief du malheur qui l'avait occasionnée avait le goût, pour le meilleur comme pour le pire, de privilégier contre l'action. Autrement dit, j'avais quelque aptitude pour la passion. Il n'y aurait eu qu'un geste à faire. Comme, cet autre été...
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