VI - Monsieur Bonheur - Deuxième consultation
Lorsque Maxence poussa la porte du cabinet de Monsieur Bonheur, une grosse dame hurlait dans la pièce. Cette dame était vraiment très grosse et hurlait vraiment très fort. Max écarquilla les yeux de stupeur : il venait de découvrir la Reine des Dragons. N’osant plus bouger, il patienta jusqu’à ce que la colère du monstre se tarisse. Bientôt, l’animal se contenta de bougonner dans son fabuleux double menton avant de rejoindre un siège de la salle d’attente sans le remarquer.
C’est alors que Max vit la jeune femme blonde qui subissait le courroux de la créature.
Tout de suite, il pensa qu’elle ressemblait à sa maman. Elle avait cette même faiblesse d’un corps trop chétif, cette même douceur des traits. Et cette lumière aussi dans le regard, qui menaçait de s’éteindre à tout instant soufflé par une brise plus hardie que les autres.
Pourtant, se tenant droite derrière le comptoir miteux de l’accueil elle ne fléchissait pas. Et, s’avançant à petit pas vers cette drôle de princesse dans sa cage de verre, Max se dit qu’elle avait bien du courage de faire front à la Reine des Dragons.
Cécile vit apparaitre soudainement un tout petit bonhomme derrière la vitre de l’accueil. Un tout petit bonhomme avec une drôle de tête et des dents en moins. Il lui souriait avec une telle déférence dans le regard qu’elle en fut un instant déstabilisée. Jamais encore quelqu’un ne lui avait porté une telle attention. Et elle sentie une boule de chaleur prendre essor dans son estomac.
_ Que fais-tu ici mon garçon ? Où sont tes parents ?
Le sourire édenté s’agrandit encore et la petite menotte de cet étrange farfadet déposa un prospectus tout chiffonné sur le comptoir.
_ Je viens voir Monsieur Bonheur. Mes parents étaient trop occupés à débattre sur l’avenir galactique pour m’accompagner dans cette aventure. Mon père est un Alien vous savez.
Le petit avait prononcé cette dernière affirmation sur le ton de la confidence et Cécile resta un instant éberluée devant cet étrange gamin. Il ne lui laissa pas le temps de se ressaisir et tourna les talons en direction de la salle d’attente.
Après avoir vertement sermonné la standardiste blonde pour le nouveau retard de son employeur, Clarisse se ferma au monde. Elle posa son titanesque postérieur sur une des chaises rembourrées et attendit. Elle n’aurait pas pu vous dire ce qu’elle attendait exactement, mais le fait était là : elle patientait sagement que quelque chose se passe. C’était absurde et ça ne lui ressemblait absolument pas. Pourtant Clarisse resta de marbre encore de longues minutes.
Et puis Mr Robert arriva. Et le bonhomme prit place silencieusement à quelques sièges d’elle.
Et il se passa quelque chose.
Il se passa quelque chose parce que le laid c’était installé bien moins loin d’elle que la semaine dernière. Et ce n’était rien pourtant. Mais l’évènement lui parût d’une importance capitale. Parce qu’en étant aussi proche, elle eut l’impression de gouter un peu de ce mal être qui se dégageait de l’homme. Et Clarisse qui n’avait jamais était réceptive à rien ni personne, eu l’étrange impression que celui-ci reprenait en échos les tonalités de son propre malheur. Et il y avait quelque chose d’étrangement désespérant là-dedans. Et d’étrangement réconfortant aussi.
Il y avait un môme. Un tout petit môme assis en face d’eux qui semblait entretenir une conversation trépidante avec un certain nombre de personnages invisibles. Clarisse n’eut pas envie de se moquer. Elle se concentra sur ce brin d’homme qui ne lui prêtait aucune attention. Elle s’y concentra avec force pour y puiser un courage qui lui échappait. Elle s’y concentra pour ne pas regarder Monsieur Robert lorsqu’elle parlerait.
_ Je voudrais être capable de m’aimer.
Voilà c’était dit. Et l’aveu résonna dans son corps avec l’amertume d’une défaite. Et elle se sentit mal soudainement. Inadaptée et mauvaise comme un animal blessé. Elle était un pantin défectueux et elle avait honte d’être faite ainsi.
_ Je voulais être cosmonaute.
La voix éraillée de Monsieur Robert n’était pas belle. Ni agréable, ni douce. Mais elle sauva Clarisse. Elle se glissa sous sa peau, réchauffant son être et ses poumons semblèrent enfin se gonfler de l’oxygène qui lui faisait défaut depuis peu. Et pendant quelques secondes elle ne fut plus amère.
Absorbé par la contemplation du profil de cette femme Extraterrestre, Mr Robert ne perçut pas immédiatement la présence du petit garçon devant eux. Le gosse avait quitté son siège pour s’approcher. Et le gamin les toisait du haut de son mètre quarante, avec dans les yeux un sérieux parfaitement inadapté à son jeune âge.
_ C’est bien de faire des vœux. Mais si on ne les réalise jamais, ils finissent par faire des trous dans la tête.
Il tapota son crâne pour appuyer ses dires.
_ Et on finit par ne plus croire qu’ils pourraient se réaliser. Et au bout d’un long moment, on a plus de cerveau du tout à force d’avoir des trous dedans. Et on ne croit plus en rien.
Cette réponse d’enfant submergea Cécile, résonnant avec vigueur dans les tréfonds de son âme, écrasant son cœur d’un soubresaut frénétique. Parce qu’elle possédait cette force que seule la candeur peut donner aux mots. Et qu’elle était pourtant bien trop adulte pour appartenir à un enfant. Elle eut envie de pleurer. De pleurer à la manière de cette gosse qu’elle avait été. Et à qui elle avait dû dire adieu bien trop vite par la force des choses. Mais elle se retint car elle était une grande personne depuis bien trop longtemps.
Cécile n’avait jamais vu son employeur. Ce fameux Monsieur Bonheur. Elle s’était contentée de répondre à une annonce d’emploi dans le journal et une semaine plus tard elle avait appris par courrier qu’elle était engagée. Dans l’enveloppe il y avait également les clefs du cabinet. Depuis trois semaines qu’elle y travaillait maintenant, elle n’avait rencontré personne d’autre que ces trois égarés. Elle avait essayé à plusieurs reprises d’ouvrir cette porte au fond de la salle d’attente dont elle supposait qu’elle donnait accès au bureau du psychologue. Mais il n’y avait rien à faire : le panneau était solide et les charnières inébranlables.
Ce jour-là, ils restèrent tous les quatre ainsi, dans le silence jusque tard. Puis la grosse mégère se leva, sans crier pour une fois et annonça qu’elle reviendrait la semaine d’après. L’homme ne tarda pas à suivre et il ne resta que Cécile et l’enfant.
_ Comment tu t’appelles petit ?
Le gamin sauta du siège qu’il occupait et s’avança vers l’accueil avec une assurance propre aux ingénus.
_ Maxence et toi ?
Elle sourit.
_ Cécile.
Le garçonnet atteignit le bureau et prenant appui de ses mains il s’installa sur la table.
_ Et bien Cécile je crois qu’il va falloir que tu me ramènes à ma maison maintenant.
Et Max sourit de toutes les dents qui lui restaient encore.
Annotations