III - Salamander Hermingus-Reffel
III - Salamander Hermingus-Reffel
Agitée de soubresauts et couverte d’une sueur aigre, elle avait attendu sur les marches du perron la venue des agents. Les sirènes trouèrent le silence macabre, annonçant leur approche et bientôt, trois véhicules s’avancèrent dans l’allée. Chacune cracha ses hommes en bleu, tant et si bien que Théo s’interrogea sur la nécessité d’une telle armada pour s’occuper d’un unique macchabée. A plus forte raison, celui d’un vieil homme maigrelet. Elle serra ses mains moites l’une contre l’autre, tentant d’endiguer leurs tremblements. Lorsque les premiers policiers s’enquirent de son état, ils durent se contenter de borborygmes insensés. Autour d’elle, il fut question d’état de choc. Ils l’entourèrent d’une couverture de survie et Théo se contenta de fixer son entière attention sur la pierre froide sous ses fesses. Après plusieurs heures d’immobilité, la sensation était désagréable à souhait. Suffisamment pour lui redonner contenance. Un morceau de sucre et un coup de Calvados plus tard, elle rassurait les deux inspecteurs sur sa capacité à répondre à leurs interrogations. S’en était suivi une ribambelle de questions sur sa vie, son travail et les habitants du domaine. Soit le Marquis – qui était vraisemblablement mort, le garde-chasse – qui avait vraisemblablement disparu et elle-même. L’interrogatoire s’était ponctué de « Monsieur » polis qu’elle avait machinalement commué pour elle-même en « Madame ». Et puis, il y avait eu la question.
- Pourquoi pensez-vous que le Marquis est décédé ?
De prime abord, elle n’avait pas bien saisi le sens de l’interrogation.
- Je n’en ai aucune idée. Il était un peu bizarre, mais très gentil. Je ne travaille ici que depuis trois mois, mais il ne semblait pas avoir d’ennemis.
Les deux inspecteurs s’étaient entre regardés, apparemment confus.
- Non, vous ne comprenez pas. Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il est mort ?
Il y avait eu un temps de rien ou même le vent sembla taire ses allées et venues. Théo ancra ses pupilles anxieuses dans celles de l’agent le plus proche et tenta de se réapproprier son souffle. Inspiration, expiration. Lentement. Recommence. Voilà, parfait.
- Hé bien, le sang dans le petit bureau. Il y en avait vraiment beaucoup.
C’était un euphémisme. De sa vie, elle n’aurait pu penser voir autant d’écarlate. Les policiers prirent un air parfaitement gêné, finissant de la rendre mal à l’aise.
- Voyez-vous monsieur, s’il y a effectivement du sang, nous n’avons, en revanche, trouvé aucun cadavre. Pour le moment nous n’avons donc aucune certitude concernant l’identité du mort.
Il n’en fallut pas plus à Théo : après une dernière inspiration anxieuse, elle s’écroula sur les marches, définitivement inconsciente.
En s’éveillant peu à peu de son malaise, Théo eut un doute. À bien y regarder, elle semblait parfaitement allongée dans son lit au creux du petit appartement de fonction du manoir. Elle eut l’espoir fou que rien n’était en fait arrivé. Puis, elle perçut un ronflement, tourna la tête et avisa le policier somnolant sur une chaise à ses côtés. Tant pis pour ses espérances.
Elle se redressa sur le couvre-lit, provoquant le craquement du sommier et le réveil de son compagnon. Il se gratta l’arrière de la tête, s’excusa, lui apprit que les pompiers avaient refusé de se déplacer pour son « petit malaise de rien du tout », s’excusa encore, tenta l’humour en confessant que si elle n’avait pas parlé de cadavre sa brigade ne se serait pas déplacée non plus, s’excusa une ultime fois et sortit de la chambre. L’humeur nuancée entre colère et consternation, Théo resta un temps planté là, les pupilles vrillées sur la fenêtre filtrant la pénombre d’un début de nuit. Visiblement, il n’était pas conseillé d’être victime de meurtre au fin fond de l’arrière-pays. Les jambes un peu flageolantes, elle se hissa hors de sa couche tant bien que mal et se dirigea vers les commodités annexes.
Ce fut le visage encore trempé de l’eau puisée du lavabo, qu’elle perçut le fracas farfelu propre à l’arrivée de Salamander H.
Elle se précipita dans sa chambre pour se trouver nez à nez avec son armoire effondrée au sol, les deux battants béants vomissant ses vêtements. Et juste derrière cet éboulis de bois et de tissus une silhouette étrange s’afférait tête la première dans le tiroir d’une de ses commodes. La porte de la salle de bain choisit cet instant pour manifester sèchement sa fermeture. L’inconnu se raidit et il y eut un flottement de quelques instants avant qu’il ne se décide à se redresser. Un homme, jeune, tout à fait banal s’il n’y avait eu son sourire. D’expérience, Théo ne se souvenait pas d’avoir croisé sourire plus exaspérant. Seyant son crâne, l’un de ses plus anciens caleçons officiait en tant que couronne.
- Bonsoir !
L’inconnu avait cette façon horripilante d’appuyer la dernière syllabe de son salut d’un enthousiasme absurde.
- Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Et pourquoi diable portez-vous un de mes sous-vêtements sur la tête ?
Une main osseuse s’achemina vers le front de l’homme, tata du bout des doigts le tissu l’entourant et, trouvant accroche sur l’entrejambe distendue par sa boite crânienne, retira le vêtement. Tout aussi vivement, il le cacha derrière son dos, certainement dans une tentative vaine d’atténuer l’étrangeté de la situation.
- Qui suis-je ? En voilà une question pertinente ! Ha, ha, ha.
L’homme venait bel et bien de ponctuer sa phrase d’un simulacre de rire ridicule. Se redressant de toute sa hauteur, il gonfla sa poitrine dans l’intention apparente de se prêter à un quelconque effort.
- Surgissant des songes sans sursis au signe du sang suintant, je satisfais le sort en sacrifiant ma subsistance à solutionner les secrets sombres.
Visiblement très fier de sa diatribe, il escalada maladroitement le monticule de vêtements échoués. Ainsi perché, il la surplomba du regard, les mains vissées sur les hanches.
- Spécialiste du suspens, je statue en silence sur les situations restées sans solution. InSoumis au sens commun, je me soustrais aux sentences de la société. S’apparentant au surnaturel, mon savoir-faire soutire aux scélérats leurs sinistres sentiments. Mes services se sacrent de succès lorsque les sournois subissent sévèrement la juste sanction. Je suis Salamander Hermingus-Reffel, limier du non-sens.
Là-dessus, il s’essaya à une révérence grotesque qui manqua de le déséquilibrer. Court-circuité par cet étrange monologue - dont il n’avait pas saisi la moitié - le cerveau de Théo alluma soudain ses feux de détresse. Cet individu était fou et potentiellement dangereux : il était même envisageable qu’il soit responsable du chaos au petit salon. Elle attrapa la première chose à portée de main et le jeta avec force en direction de l’intrus. Le bibelot de bois voltigea à travers la pièce et percuta le front visé. Sur le coup, l’homme en tomba à la renverse. Il se redressa presque immédiatement, se frottant la zone d’impact avec une grimace.
- Mais enfin, madame, n’avez-vous pas compris ce que je viens de dire ?
- Si !
Elle s’autorisa un bref temps de réflexion.
- Peut-être pas en totalité. Mais ça ne change rien : vous êtes fou.
Le susnommé Salamander eut l’air parfaitement outré.
- Mais non enfin !
Théo avisa le tison accolé à l’âtre condamné et allongea le bras pour s’en saisir. Raffermissant sa prise de ses deux mains, elle le brandit tel une épée.
- Ne vous approchez pas !
Et puis, elle réalisa une chose. À la fois simple et parfaitement saugrenue. Logique pour elle, complexe pour tous les autres. Attendue et inespérée.
- Vous m’avez appelé « madame » ?
Le sourire exaspérant réapparut, fendant le visage de son interlocuteur en deux. Si large qu’elle crut un instant qu’il allait cisailler cette drôle de face. Il trifouilla dans la poche arrière de son pantalon côtelé et en sortit un morceau de tissus délavé. Il le déplia et l’élevant au-dessus de sa tête, l’exposa comme un trophée.
- Un caleçon ne ment jamais sur la nature de l’âme de son propriétaire.
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