Théâtre
Pour la première scène, nous sommes dans les deux coulisses opposées et nos regards ne se quittent pas. Je peux voir ses cheveux blonds bouclés et son visage. J’imagine ses yeux couleur noisette exhalant un regard perçant et séduisant. Ses lèvres sont collées l’une à l’autre, maquillées d’un rouge puissant, attirant. Telle une vraie princesse, son costume est simple. Une longue robe rose avec de la dentelle blanche au niveau du cou et une ceinture légèrement au-dessus des hanches. Vient mon tour de monter sur l’estrade, je dois la quitter des yeux. J’entame un long monologue plein de complaintes que Sophie écoute avec attention, attendant le moment opportun pour faire son entrée. Elle s’approche lentement dans mon dos et passe ses bras autour de mon corps.
— Tout ira bien, mon beau paysan.
— Beau ?! N’avez-vous pas honte, princesse, de vous gausser de moi ainsi ?
— Je n’oserais pas !
— Vous n’oseriez pas ? N’avez-vous jamais compris la vie de bouseux ? Oh non, ma chère, vous ne pouvez pas comprendre, vous qui êtes confortablement servie par votre si tendre père !
— Je n’aime pas mon père.
— En voilà une bonne ! Il vous offre tout, vous n’avez besoin de rien, et vous ne l’aimez pas ?
— Non, je ne l’aime pas.
— Et alors, ma damoiselle, vous préféreriez vivre dans la misère comme moi ?
— Je n’ai pas dit ça, mais je voudrais vous aider.
— M’aider ? Et pourquoi devrais-je vous faire confiance ? Vous n’avez cessé de m’exploiter, ma mère est morte par votre faute, mon père également. Je n’ai plus rien, ô votre bonne altesse !
— C’est vous qui me tournez en ridicule, désormais ! Je suis sincèrement désolée…
— Épargnez-moi vos fausses excuses…
— Je suis sincère !
S’ensuit un silence prévu par la scène. Elle essaie durant le reste de la pièce de me convaincre de sa volonté de m’aider et je me laisse attendrir, le paysan oublie son bouclier et laisse la princesse s’installer en son cœur. Arrive la dernière scène, où nous devons nous retrouver et où je lui déclare ma flamme. C’est à ce moment-là que nous sommes réellement l’un face à l’autre et que nous oublions le jeu, que nous oublions tout ce qui nous incombe. Plus rien ne compte, sauf ce baiser que nous devons jouer. Nous ne le jouons pas, nous le vivons. Elle le souhaite et je le souhaite. Alors personne ne place de doigt entre nos lèvres, personne ne nous interrompt. Cette fois, le désir prend le dessus et nous le faisons durer plus longtemps que nécessaire, alors que les applaudissements du reste de la troupe fusent. Nous avons clôturé la séance d’une manière inattendue. Tout le monde sourit, tout le monde a compris, mais aucun d’entre eux ne fait de commentaire. Il est maintenant temps d’aller déjeuner, de mettre mon plan à exécution.
Nous décidons d’aller manger en tête à tête, loin du regard des autres. C’est une difficulté que je n’avais pas envisagée, mais je ne veux pas refuser, je me sens bien avec elle. La file d’attente pour rentrer est toujours aussi longue, plus d’une demi-heure à attendre dans le froid. Une demi-heure rien qu’elle et moi, à nous enlacer, nous embrasser et laisser des sourires niais se dessiner sur nos visages. Nous n’avons pas échangé un seul mot, la tendresse et la joie qui émane de nos expressions nous suffisent amplement pour communiquer. Vient notre tour de rentrer dans la cantine. Je prends mon plateau, de quoi bien manger pour ne pas mourir de faim dans l’après-midi et trouve deux places au fond de la salle. Sophie me suit, toujours aussi heureuse d’être avec moi. Mon cœur se réchauffe et je prie pour qu’elle ne remarque pas le méfait que je vais accomplir.
Je prends discrètement la drogue dans mon sac et la glisse dans une poche facilement accessible. Je prends le pot d’eau pour aller le remplir. Mon cœur se met à battre à une vitesse trop rapide, il détruit mes côtes à chaque battement. J’essaie de paraître naturel, de ne pas laisser la pression prendre le dessus. Je fais couler l’eau et débouche le tube à essai dans ma poche, pour le verser en même temps que la machine fait son travail. Généralement, personne n’observe cette partie de la salle et il n’y a pas de vidéosurveillance. Je remets le contenant dans ma poche et inspire profondément. Il est temps de mettre mon plan à exécution. Derrière moi, la troisième table est vide et il y a un pichet assez proche du bord. Je reprends le mien et marche lentement, simulant parfaitement une chute accidentelle et renversant l’intégralité de l’eau que je viens de récupérer. Merci le théâtre de m’avoir appris à tomber de manière réaliste. Une grande quantité s’est renversée sur le sol, mais j’ai pu en voir une partie remplir le pot cible. Je me relève maladroitement alors qu’un agent s’approche de moi.
— Tout va bien ?
— Oui, j’ai simplement glissé. Je vais tout nettoyer, excusez-moi.
Il ne dit rien et me laisse faire. J’essaie d’effacer toute preuve de mon acte et vois le regard inquiet de Sophie qui se rapproche de moi. Elle m’aide à nettoyer et je vais remplir de l’eau dans un autre pot qui n’a pas été en contact avec la drogue. Une fois plein, je la vois l’attraper et retourner à notre place, souriante.
— Il ne faudrait pas que tu trébuches une nouvelle fois, n’est-ce pas petit cœur ?
Je sens que je viens de manquer un battement en entendant ce surnom et je la suis. Le sang est en train de monter dans mes joues mais je ne réponds rien. Un groupe prend place à la table avec le pot contaminé. Je les observe d’un œil discret, espérant voir un quelconque changement d’attitude pour être certain que mon défi est réussi. L’un d’entre eux sert tous les élèves qui semblent assoiffés. Ils vident leur verre d’un trait. L’effet est instantané, je n’en crois pas mes yeux. Il n’y a aucun retour en arrière possible. Je viens de réaliser un challenge dont je n’avais pas mesuré l’ampleur. Mais je n’ai pas de remords, je l’ai fait pour ma mère. Pour Sophie. Pour qu’elles soient en sécurité.
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