Lynchage
Les passagers, curieux, descendent du train sans autorisation et se dirigent vers moi. Un troupeau de zombies n’ayant qu’un seul but : voir mon état pitoyable. Mes habits sont recouverts de sang et de larmes, mes yeux ont perdu l’intégralité de leur blanc au profit d’un rouge clair et mon âme est emmêlée. Je ne sais plus quoi penser, à quoi me raccrocher, ma vie devient un enfer et je suis incapable de lutter. Les voix s’élèvent au loin mais je ne distingue aucun mot, aucun son. Un brouhaha incessant se rapproche à mesure de leurs pas et me tourment. Je distingue des bribes de mots. Ils se plaignent. Pourquoi il fallait que cet événement tombe sur leur train ? Ils vont perdre quelques heures, c’est honteux, les transports en commun ne sont vraiment pas fiables, ces suicidaires n’ont vraiment rien d’autre à faire que de mourir sous un train pour perturber volontairement leur quotidien pourtant si agréable.
Je suis coupable. Je l’entends, ils le disent. Je suis coupable. Il n’y a qu’un seul responsable, le seul qui est présent auprès de la personne qui a voulu se suicider. Un suicide, ou un meurtre ? Peut-être suis-je un meurtrier ? Ils le disent, ils le pensent, le répètent en boucle, me regardent avec des yeux remplis de haine, de dégoût. Je ne suis qu’un animal de foire, un monstre qui vient de commettre l’irréparable. Je suis l’auteur de sa mort, j’ai ôté sa vie. Je suis un meurtrier. Comment ai-je pu oser interrompre leur voyage ? Je n’ai vraiment aucune compassion, toutes ces personnes qui vont être en retard par ma faute. Si seulement ils avaient pu prendre le train précédent, ils ne m’auraient jamais rencontré.
Ne peuvent-ils pas réaliser que ce lynchage incessant me détruit ? Ne sont-ils pas capables d’éprouver de la compassion, de réaliser que mes larmes ne sont pas fausses, que j’ai perdu un ami qui m’était cher, que je suis torturé, que je voulais le sauver et que j’ai échoué ? Non, ils ne le peuvent pas. Ils me répètent que je suis un monstre, que je mérite un sort pire que la mort, que seule la justice peut m’infliger. Ils me répètent que j’ai ôté une vie et que j’ai traumatisé la leur, que rien ne sera plus jamais pareil pour eux. Les reproches sont incessants et j’entends une voix forte et grave s’élever au loin, dans la foule. Est-il avec moi ? Impossible, il est contre moi, comme toute cette foule. Il souhaite juste me frapper, me détruire. Je ne distingue pas encore ses mots mais je suis capable de ressentir sa haine. Une furie qui se rapproche et me fige de terreur.
— Poussez-vous ! Laissez-moi passer ! N’avez-vous pas honte de proférer ces insanités à ce pauvre enfant ? Que savez-vous de sa vie, de cet événement ? Vous étiez protégés dans un train qui a eu le malheur de croiser une vie innocente. J’étais à ses commandes et j’ai vu la mort de mes propres yeux. Que savez-vous de sa douleur, lui qui a vu la scène depuis l’extérieur, au premier plan ? Lui qui a peut-être perdu un être cher, que le regret commence à ronger ? Comment pouvez-vous oser infliger un tel châtiment à une personne que vous ne connaissez pas ? Vous devriez tous avoir honte !
Ses mots me réchauffent le cœur, je me sens protégé, soutenu. Je ne suis plus seul, cet homme est avec moi. Le visage carré et gonflé, un corps de déménageur, comme nous aimons si bien le dire, un tas de muscles qui me fait comprendre que j’ai de la chance qu’il n’ait pas l’intention de m’exploser le crâne, car il aurait probablement la force nécessaire avec l’unique utilisation de ses mains pour y parvenir.
Il pose sa main sur mon épaule, me demande si tout va bien, essaie de me rassurer. Vais-je bien ? Mon meilleur ami vient de mourir sous mes yeux, mes tympans ont gravé à jamais le son des freins serrés au maximum et le bruit du choc du train contre son corps. Mes yeux viennent d’observer l’horreur, de retenir une image traumatisante, un corps décomposé et ensanglanté. La vision du choc repasse en boucle dans mon esprit. Un inconnu me menace par téléphone et est responsable de tous ces événements. Je ne sais pas ce qu’il a prévu de m’infliger, mais je sais que je n’ai aucun intérêt à refuser d’exécuter ses ordres. Mais je vais bien, je ne pourrais aller mieux, je ne suis absolument pas détruit. Je voudrais pleurer encore plus, crier, hurler à me détruire les cordes vocales, m’endormir, m’évader, mettre fin à mes jours. Je voudrais tout arrêter, mais je dois tenir pour mes proches, les proches qui sont encore vivants.
Je hoche la tête et acquiesce, en leur expliquant que mon ami voulait se suicider et que j’ai essayé de l’en empêcher, mais qu’il avait réussi à trop bien s’attacher aux rails pour que j’arrive à l’en détacher. Aussi étonnant que cela puisse paraître et malgré la probabilité nulle que quelqu’un soit capable de nouer des liens aussi serrés et à autant d’endroits pour commettre le suicide, personne ne remet en question mon histoire, tout le monde écoute et accepte cette version sans poser de questions. Ont-ils radicalement changé d’état d’esprit ? Cette possibilité me paraît assez peu probable.
Leur comportement est louche. Pourquoi sortir du train ? Et surtout, pourquoi venir me harceler après un tel événement ? Je ne suis pas un grand lecteur de faits divers, mais je n’ai jamais entendu de telle histoire. Habituellement, personne ne quitte son wagon, les voyageurs patientent calmement que le trajet puisse reprendre, quelques heures plus tard. Après tous ces événements, est-il possible qu’ils acceptent ma version des faits sans continuer leurs commentaires déplacés ? Tout cela est étrange, et je suis incapable de saisir en quoi aujourd’hui est différent. Ces messages, ce meurtre, ces comportements… je suis troublé.
La police a été appelée et sera présente dans une dizaine de minutes. Certains passagers s’approchent vers moi et sortent de leurs sacs produits et linges pour m’aider à essuyer le sang qui s’est accroché sur ma peau et a commencé à sécher. Des habits propres me sont proposés, je hoche timidement la tête et me change rapidement, à la vue de tout le monde. Ma peau a retrouvé sa couleur naturelle et mes vêtements ne sont plus tâchés, lorsque j’entends un timide « c’est mieux comme ça » qui me pince le cœur et me rappelle que je peux effacer les traces visibles mais que mes ennuis ne font que commencer.
Mon esprit revient sur cet inconnu qui me menace et la haine grandit en moi. Je vais devoir me battre pour survivre, me battre pour mes proches et lui obéir pendant quelques temps, jusqu’à ce qu’il fasse une erreur qui me permettra de le démasquer et de sortir de cet enfer. Je suis déterminé, je pourrais le détruire à mon tour. En attendant, je dois rentrer, retourner au lycée et faire profil bas, mais le cheminot m’en empêche. « Tu dois rester jusqu’à l’arrivée des messieurs qui tentent de vous protéger, les adolescents. Sinon tu seras le premier suspect. » Son visage est rassurant et ses paroles sont pleines de douceur, de bonté. L’intention enfantine de sa phrase me fait sourire et me réchauffe le cœur après l’épreuve que je viens de subir.
L’attente est interminable, je veux uniquement quitter cet endroit et ne plus jamais y retourner. Rester sur ce lieu est un supplice. Voyant ma détresse, certains passagers bienveillants tentent d’engager une discussion, changent complètement leur discours pour éviter les reproches et essayer de me réconforter. L’intention est bonne, mais je refuse de parler, je n’en ai pas la force, alors je ferme les yeux et patiente.
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