Binocles
En marchant dans la rue, je remarque quelque chose d’anormal. Je n’ai pas réagi à la présence de la drogue dans mon sac. Comment mon cerveau n’a-t-il pas tiré la sonnette d’alarme ? Ce dégénéré s’est introduit chez moi alors que tout est verrouillé ! Je n’ai même pas vérifié pour savoir s’il essaie de m’intimider ou s’il ne dit que la vérité. Je fais un mouvement d’épaule pour avoir accès aux fermetures et les fais glisser lentement, ne sachant ce que je peux découvrir à l’intérieur. Mes yeux s’écarquillent. Une fiole a été délicatement déposée, entre ma trousse et ma gourde. Elle est courte et fine. Le liquide verdâtre à l’intérieur ne m’inspire vraiment pas confiance, avec un sticker de tête de mort collé sur le bouchon de liège. Je referme immédiatement le sac à dos, essayant de ne rien laisser paraître pour que personne n’ait de doute sur le méfait que je m’apprête à accomplir.
Une fois dans le bus, mes yeux effrayés se posent sur les passagers qui m’entourent. Se doutent-ils de quelque chose ? Vais-je être le premier suspect lorsque la drogue fera effet ? Que risqué-je ? Le monde n’est pas aussi rose que je l’imaginais. Les regards suspicieux fusent, mais personne ne soupçonne rien. Le monde est hideux, horrible, personne ne fait attention aux autres, à ce qu’ils peuvent ressentir, aux problèmes qui pèsent sur leurs épaules. Je suis seul malgré la foule, dans un océan d’inconnus qui se dévisagent. Je n’ai qu’une hâte : terminer ce trajet. Le chemin n’est plus très long, il ne reste qu’un arrêt. Pourtant, il semble s’éterniser. Quelle sorcellerie rend cette géhenne interminable ? Le bus semble immobile, comme s’il n’avançait plus, alors que les vibrations provenant du sol m’affirment le contraire. Les portes s’ouvrent enfin et je m’empresse de traverser le portail de mes futurs péchés et rejoins le même cercle d’amis qu’hier, cette fois en ayant la certitude qu’il ne viendra pas.
Nous sommes tous silencieux. J’observe les autres lycéens profiter du temps restant avant le début de la journée. Une masse d’étudiants qui rigolent, discutent et se chamaillent dans une ambiance bon enfant, espérant que la sonnerie ne retentisse jamais. Tous les matins se ressemblent mais plus rien n’est pareil. Ma vie a changé et ne sera plus comme avant. Les cours pourraient très bien se métamorphoser en une douleur et une tension quotidiennes. Le début des cours résonne dans tous les couloirs, m’invitant à me diriger vers le stade pour ma première épreuve de la journée.
Dans le vestiaire, les comportements sont habituels. Les garçons s’indignent de ne pas pouvoir se changer avec les filles. Il est selon leurs dires honteux de conserver une telle séparation entre les sexes, qui empêche la mixité et le respect du « sexe dominant » par le « sexe faible ». Ils ricanent. Je pense plutôt qu’ils ont envie de les observer se dénuder de manière trop insistante et totalement déplacée. D’ailleurs, qu’est-ce que le « sexe dominant » ? Ils sont pitoyables, stupides. Je pourrais utiliser ce trait de leur personnalité à mon avantage. S’ils sont si simples d’esprit, ne sera-t-il pas plus facile de les convaincre de frapper fort Audran – ma cible – pour obtenir cette récompense ? Je réfléchis à toutes les manières de l’humilier, de mener ma mission à bien.
Aujourd’hui, nous faisons du handball. Audran est dans mon équipe. Tout se déroule à merveille, j’aurais une excuse de plus pour le harceler. Échauffement. Nous nous faisons des passes pour nous entraîner. Lorsque je reçois la balle, je l’envoie à pleine vitesse dans son visage. Il n’a pas le temps de réagir et ses lunettes se brisent à l’impact. Le verre en miettes déchire ses joues, recouvertes de quelques coupures. J’enchaîne immédiatement :
— Tu ne peux pas faire un peu attention, Audran ? Regarde dans quel pétrin tu nous mets ! On a un équipier blessé, tu n’arrives pas à attraper un ballon aussi simple que celui-ci et tu penses être utile à l’équipe ? Tu me répugnes.
— Je suis désolé.
— Tu fais bien d’être désolé. Alors maintenant ramasse tes binocles et reviens jouer, je ne compte pas perdre et encore moins par ta faute.
Je me sens affreusement mal pour lui, mais le sourire des autres élèves me rassure. Ils sont avec moi, prêts à le tourmenter de plus belle dès que je leur en donnerai l’occasion. Je me sens confiant, puissant alors qu’il est faible et misérable. Tu pourrais donner ta vie, j’ai déjà trop perdu pour avoir des remords. Je dois sauver les miens, c’est la seule chose qui compte.
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