Jaafar  2/2

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Le charmeur de serpents se nomme Mustapha, c’est un « Aïssaoua », un héritier du saint fondateur Sidi Mohamed Ben Aïssa qui, selon la légende, a sauvé ses disciples de la faim lors d’une traversée dans le désert, en leur rendant comestibles les scorpions et les serpents. D’après Mustapha, tous les descendants de Ben Aïssa sont protégés par « la baraka », et immunisés contre les morsures de reptiles, voilà pourquoi il est capable de les hypnotiser et de les faire danser, à l’aide de sa flûte, ou par de simples mouvements de djellaba. Papa a écouté son récit avec beaucoup d’attention, mais Maman n’a pas pu s’empêcher de rappeler que la baraka ne protège pas les touristes…

De mon côté, j’ai vécu ce moment d’une façon extrêmement étrange. Tandis que Mustapha nous racontait son histoire, j’avais le sentiment de percevoir une autre voix, plus profonde, qui me parlait à moi, et à moi seule. Je n’entendais pas vraiment les mots, mais je ressentais cette voix comme un cri de détresse, un appel au secours. Mon regard ne pouvait pas quitter le panier de Jaafar et pendant tout ce temps, le kaléidoscope vibrait et chauffait fort dans ma poche, plus qu’il ne l’avait fait depuis longtemps. J’ai compris qu’il me faisait vivre un nouveau moment magique et je me demande à présent s’il n’a pas tenté de m’initier au fourchelang, le langage des serpents, tout comme Harry Potter. J’espère juste que ce n’est pas Voldemort caché dans ce panier, un Voldemort qui aurait pris le corps de Jaafar le cobra !

Une chose est sûre, je vais avoir du mal à m’endormir. D’autant que, depuis que nous sommes rentrés, une tête noire à la langue fourchue occupe toute la lentille de mon kaléidoscope. Et des yeux hypnotiques, inquiétants, qui disparaissent par instants pour laisser place à des images de désert rocailleux puis reviennent et s’attardent, avec insistance. Sous mon crâne, toujours cette sensation bizarre, cette voix sourde et prenante qui ne se montre ni agressive ni sifflante mais qui, je le sais, est la voix du serpent. Ce nouveau mode de communication me trouble beaucoup, d’autant que je ne le maîtrise pas. Qu’essaies-tu de me dire, Jaafar ? Car c’est bien le cobra qui me parle, je n’ai pas de doute. De tous les serpents présents sur la place Jemaa-el-Fna, c’est lui qui a choisi de s’exprimer. Et de tous les touristes de passage, c’est à moi qu’il a choisi de s’adresser. La magie du kaléidoscope, bien sûr… Je ne comprends pas encore très bien ce qu’il attend de moi, mais j’ai toute la nuit pour y réfléchir. Et pour trouver.

Au petit déjeuner, je trempais avec gourmandise mes cornes de gazelle dans mon thé à la menthe quand Papa a commencé à interroger notre logeur sur la « baraka » des charmeurs de serpents. Kamel a pris un air triste pour expliquer qu’il s’agit plus d’une tradition barbare que d’un don particulier. Il a raconté qu’avant de les présenter au public, les dresseurs arrachent les crochets de leurs proies ou percent leurs glandes à venin, sans précaution d’hygiène ni anesthésie. Ils se protègent eux-mêmes des risques de morsures mortelles, mais ils exposent les animaux à des abcès et des infections qui les tuent à petit feu. Kamel a également précisé que les serpents sont presque sourds et qu’il est vain de croire qu’ils dansent au son de la flûte : ce sont les vibrations du sol lorsque le musicien tape du pied, ou les mouvements de celui-ci qui excitent le reptile et le mettent en position d’attaque. S’il semble envoûté et docile, l’animal ne fait que réagir à la provocation et se défend de la seule façon qu’il connaisse, sous les applaudissements de visiteurs non informés.

Notre hôte a encore dit que ces spectacles d’hypnose sont vieux de plusieurs siècles et que s’ils font partie de la culture locale, ils sont de plus en plus contestés au Maroc, car ils relèvent de la maltraitance. Aux blessures infligées s’ajoutent le stress, l’enfermement des reptiles dans des paniers sales, une nourriture inadaptée, la faim, la soif, la déshydratation…

Il a conclu son récit par ces mots :

— Même s’ils sont effrayants, ces animaux sont des êtres vivants qu’il faut respecter.

Papa a acquiescé, et moi j’ai repoussé l’assiette de cornes de gazelle, le ventre soudainement noué.

**********

Nous terminons notre deuxième promenade dans les rues de Marrakech. Aujourd’hui, nous avons fait le tour de la ville nouvelle en calèche tirée par des chevaux et visité le jardin Majorelle, autrefois propriété d’Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé, de grands artistes que je ne connais pas, mais que Maman dit aimer beaucoup. C’est vrai que le jardin est particulièrement beau ! Le vert intense des plantes tropicales répond au bleu azur des fontaines, ainsi qu’à celui, plus profond, des bâtiments. Me promener dans ses allées m’a donné le sentiment d’une bulle de fraîcheur dans la fournaise de la ville. J’ai profité du moment, mais j’ai aussi insisté pour retourner sur la place Jemaa-el-Fna, où nous arrivons enfin : grâce à Kamel, j’ai compris la souffrance de Jaafar et malgré mon impuissance et mon appréhension, je suis impatiente de le revoir.

À mon grand désespoir, la place est vide. Enfin non, pas vraiment, elle fourmille et grouille de monde comme hier, comme tous les jours de l’année je crois, mais elle me semble vide à cause de l’absence de Mustapha, et de Jaafar. Qui aurait pu penser que je me serais un jour inquiétée d’un serpent ! Devant mon insistance, Papa discute avec les dresseurs et il leur demande où est Mustapha. Celui-ci est parti dans le désert, pour capturer d’autres proies : les reptiles de Marrakech ont une espérance de vie limitée, lui expliquent-ils, alors il faut sans cesse les renouveler. Cette précision me glace le sang et vient confirmer le propos de notre logeur. Je ressens plus que jamais l’appel au secours que m’a lancé Jaafar. C’est sa faim, son stress, sa soif et son mal-être qu’il a essayé de me montrer à travers le kaléidoscope, et par le biais de ce langage confus dans ma tête. Mais que faire à présent ? Comment l’aider ?

Je demande aux dresseurs si Jaafar est bien, selon eux, le serpent le plus dangereux du désert, et devant leur signe de tête affirmatif, je ne peux retenir un frisson. L’homme qui a parlé avec mon père me désigne une grosse caisse en bois, posée à l’écart sous un parasol, et il m’explique qu’à part Mustapha, personne n’a le pouvoir ni le courage de faire danser le monstre. Sans un mot, je m’approche de la boîte, lentement, avec précaution, et le brouhaha dans ma tête s’amplifie, jusqu’à me rendre incapable de penser. Comme mon objet magique tremble, je me raccroche à lui et le serre fort dans ma main, j’essaie d’oublier la confusion qui me remplit, la peur et le poids dans mon ventre aussi.

Je m’arrête à quelques centimètres de la malle et, sans l’entendre ni même le voir, je comprends soudain ce que Jaafar me dit. Ce n’est pas un échange normal, tout se passe à l’intérieur de moi, dans ma tête, dans mon corps et dans mon cœur. J’ai l’impression d’être devenue l’animal, le cobra enfermé dans un coffre noir, et je n’éprouve plus ni angoisse ni dégoût : je découvre au contraire le sentiment de soif extrême, la faim, la colère, et une forme de haine, peut-être. Je sais que mes yeux de Gisèle fixent la boîte, mais je ne la vois pas, je suis déjà loin, je glisse et roule entre les cailloux, dans le rocheux désert marocain.

**********

Le jour se lève à peine, mais je suis debout depuis longtemps. Nous quittons Marrakech ce matin pour le sud du pays et malgré ma joie à la perspective de découvrir de nouveaux paysages, j’ai une énorme boule dans l’estomac. Quelque chose que je n’ai encore jamais ressenti. Les derniers effets de mon trouble d’hier, sans doute, mais pas seulement…

Le voyage s’annonce pourtant incroyable puisque nous allons rejoindre les montagnes de l’Atlas, et visiter le « ksar » d’Aït Ben Haddou — un charmant village de terre rouge, selon Maman — avant de nous installer pour la nuit dans la ville mythique de Ouarzazate. Papa voulait faire une partie du chemin à dos de dromadaire, mais Maman a trouvé plus sûr de faire tout le trajet en voiture. En temps normal, je me serais battue pour défendre l’idée de Papa, mais aujourd’hui j’ai tellement hâte d’arriver dans le désert que je me suis empressée d’aller dans le sens de Maman, à sa grande surprise, je dois bien l’avouer.

Nous embarquons donc à bord d’une vieille voiture rouillée, une « 4L » selon Papa, dénichée je ne sais trop où, et je pose soigneusement mon lourd sac à dos entre mes jambes, à l’arrière. Je ne peux m’empêcher de trembler. La nuit dernière a été pire que les précédentes : je n’ai pas dormi une seule minute, encore habitée par un sentiment d’intrusion troublante, auquel s’ajoutait une forme de culpabilité, et un tout nouveau sens des responsabilités aussi. Heureusement, par ses vibrations chaudes et apaisantes, par ses images limpides, mon kaléidoscope n’a jamais cessé de me rassurer, de m’encourager et de me guider.

La route que nous parcourons doit être belle, mais je n’arrive pas à lui prêter attention. À côté de moi, Alphonse termine sa nuit, son pouce éternellement collé au fond de sa bouche. Surprise de ne pas m’entendre, Maman se retourne régulièrement pour me demander si tout va bien, tandis que Papa commente avec enthousiasme tout ce que le trajet lui montre. Pour la première fois de ma vie, je ne prends pas plaisir à ce périple, et je sais déjà que je vais le regretter. Mais je n’ai qu’une hâte : arriver au plus vite dans le caillouteux désert de Ouarzazate.

Après environ deux heures, nous marquons un premier stop au pied des montagnes du Haut Atlas et j’ai une petite montée de stress au moment de descendre de voiture. Mais je suis vite saisie par la beauté du paysage devant moi : un mélange de terre rocailleuse rouge et jaune, parsemé de vert, s’étend sur des kilomètres jusqu’aux plus hauts sommets, eux-mêmes encore recouverts de neige blanche par endroits. Je m’apprête à attraper mon sac à dos, mais Papa m’arrête en précisant qu’on ne va pas s’attarder ici : juste quelques photos avant de reprendre le voyage. Nous aurons tout loisir de randonner cet après-midi, lorsque nous aurons passé le col de Tizi N’Tichka et gagné l’autre flanc de la montagne.

Nous parcourons bien des kilomètres encore, sur une route en zigzag montante et descendante qui nous laisse voir d’immenses plaines aux couleurs variées. Malgré mon esprit occupé, je repère un grand nombre de maisons en ruine, et des villages en reconstruction. Papa m’explique que cette vallée du Haut Atlas a connu un terrible tremblement de terre en septembre 2023, et je remarque, comme je l’avais fait à Aguas Calientes, que la vie reprend toujours le dessus, grâce à la volonté et au courage des hommes.

Aït Ben Haddou aurait pu être l’endroit, mais je ne sais pas pourquoi, je ne l’ai pas senti. Trop de monde peut-être, trop d’enfants surtout. Ce n’est pas un reproche — j’ai rencontré des gens très sympathiques — c’est juste que les conditions n’étaient pas réunies. J’ai donc patienté, patienté, patienté… Et je crois qu’enfin, le moment est arrivé.

— Ça ne va pas Gisèle, on marche trop vite ?

Papa est surpris de me voir à la traîne, moi qui suis toujours devant.

— J’ai soif, je ne serais pas contre une petite pause.

Maman a une moue dubitative : on ne marche que depuis dix minutes ! Tous trois s’arrêtent tout de même et Papa s’apprête à me tendre sa gourde. Je m’empresse de poser mon sac à dos au sol et de faire les quelques pas qui nous séparent en courant, avant qu’il n’ait eu le temps de me rejoindre. J’évoque la splendeur du paysage devant nous pour les inciter à l’observer, puis je bois doucement, à petites gorgées, comme si je savourais chacune des gouttes d’eau qui tombe dans ma gorge. Je sens que mes parents trouvent mon attitude étrange, alors je les rassure :

— C’est tellement beau que je veux avancer lentement, pour bien en profiter !

Papa et Maman sourient en regardant autour d’eux, ravis de me voir si contemplative, et c’est Alphonse qui rompt le charme.

— C’est bien, mais on va quand même pas y passer la nuit !

Mes parents éclatent de rire devant sa réflexion d’adulte, et Papa pointe le menton vers mon sac pour me faire signe de le remettre sur mon dos et de reprendre la marche.

Je fais un demi-tour hésitant, mes mains sont moites, mon cœur bat la chamade. Je récupère mon bagage en tremblant, et en le soulevant, je soupire de soulagement devant sa légèreté retrouvée. Aucune trace autour de moi, alors je souris en sentant mon kaléidoscope vibrer dans ma poche, et je rejoins ma famille d’un pas plus assuré.

Un énorme cobra noir se déroule et glisse lentement entre les pierres et les cailloux du désert de Ouarzazate. C’est Jaafar, la star de la place Jemaa-el-Fna avide de liberté, qui file tout droit vers son destin. Il n’a pas un regard pour celle qui l’a aidé, qui a entrouvert sa caisse et l’a laissé se cacher dans son sac la veille au soir, qui a surmonté sa peur pour lui donner de l’eau à plusieurs reprises durant la nuit, puis pour le porter et le conduire jusqu’ici. Il ne la regarde pas, car ce n’est pas nécessaire : il a compris qu’il pouvait lui dire merci d’une autre façon, par le biais de ce drôle d’objet qui ne la quitte jamais, qui lui permet d’entrer directement dans sa tête, de lui faire ressentir ses émotions, sans feindre ni tricher.

Le kaléidoscope a bel et bien repris du service, et il commence ce périple africain de la plus étonnante des manières.

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