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Plan sur le ciel d'un bleu éclatant au-dessus des toits du 12e arrondissement. Le paysage urbain qui s'étale jusqu'à l'horizon s'aplatit progressivement à mesure que le drone réduit son altitude, tout en opérant une lente rotation en direction de la place de la Nation. En contrebas, les bandes d'asphalte du cours de Vincennes filent tout droit jusqu'au grand rond-point, comme des rails guidant l'appareil dans son survol. Je poursuis le travelling avant jusqu'à rattraper une silhouette solitaire qui progresse sur le trottoir de gauche, son ombre allongée en éclaireur devant elle. Rotation latérale, nouvelle descente, zoom. Le drone cale sa vitesse sur le pas volontaire du type en costume gris, qui ne semble pas remarquer qu'il est suivi.
Le drone 2 en charge des gros plans capte la tension qui contracte son visage. Alban n'a pas l'air bien. En ce début de matinée d'automne, la température n'excède pas les 15 degrés, mais déjà, une fine pellicule de sueur fait briller son front. D'après ses dernières recherches en ligne, il peine parfois à trouver le sommeil, connaît de fortes baisses de libido, et semble souffrir depuis quelque temps de diarrhées récurrentes. Il jette un regard furtif aux toilettes publiques un peu plus loin sur le boulevard, semble un instant tenté de dévier, puis se ravise et continue son parcours en ligne droite sur le trottoir. Bon choix : selon le plan détaillé des équipements du DP, la cuvette dissimule une lame rotative qui lui aurait réduit le trou de balle en compote. Honnêtement, le sort qui l'attend est tout de même plus glorieux.
Alban travaille comme commercial chez Octagon Services. Un boulot qui peut s'avérer stressant, d'autant qu'il peine, pour le troisième trimestre consécutif, à atteindre ses objectifs. Ce n'est pourtant pas la perspective d'une engueulade de la part de son N+1 qui est à l'origine de son mal de ventre. Ce qui lui tord le bide, c'est la peur de la mort. Il y a fort à parier qu'il pense à Duprais, son collègue de bureau qui a perdu son défi la semaine précédente – un expresso empoisonné à la machine à café de leur étage. Aurait-il pris un café au lait ou un allongé qu'il aurait survécu ; mais la loi du DP est ainsi faite qu'il a fini son existence recroquevillé sur la moquette bleu passé d'un couloir anonyme, à chier tripes et boyaux aux pieds de ses camarades de service – au sens propre, enfin si je puis dire : Duprais a vraiment fini par expulser ses organes liquéfiés en une cataracte nauséabonde dans le fond de son pantalon de costard. Spectacle aussi dégueulasse que pitoyable, surtout lorsqu'une fille de la compta a fini par vomir sur la tête de son collègue moribond. Le nombre de spectateurs en live n'était pas incroyable, mais la vidéo a déjà été pas mal partagée et le coup du vomi est en passe de devenir un meme. Et puis ça fera du bon matériel pour un bêtisier : le spectaculaire ou le ridicule, c'est toujours ce qui marche le mieux. En temps normal, je suppose que ça aurait pu faire rire Alban aussi ; mais voir la mort d'assez près pour avoir des gouttes de sang sur ses chaussures, ce n'est pas comme d'y assister derrière son écran à la pause déjeuner, en dégustant tranquillement un taboulé.
Notre heureux élu progresse vers la place de la Nation, où l'attend la bouche de métro qu'il emprunte chaque matin, et qu'il n'atteindra probablement jamais. Je donne un peu d'altitude au drone 3 pour avoir une vue d'ensemble sur le large trottoir, parsemé ça et là d'une feuille de laitue ou d'une cagette abandonnée, vestiges du marché hebdomadaire qui s'y est tenu la veille. Alban atteindra la zone de défi dans 3, 2, 1... Nous y voilà. A peine a-t-il franchi une invisible ligne de démarcation que des barres métalliques surgissent du sol tout autour de lui, s'élevant une par une depuis des orifices insoupçonnables dans le revêtement, jusqu'à former une cage d'environ huit mètres sur cinq.
J'envoie une musique de tension (pulsation électronique et percus tribales), tout en zoomant sur l'expression horrifiée d'Alban au moment où il comprend ce qui lui arrive. Durant de longues secondes, il reste figé sur l'asphalte à jeter des regards furtifs aux barreaux qui l'entourent, essayant sans doute de deviner sous quelle forme le danger va surgir ; mais quelle que soit la variété des menaces qui défilent dans son cerveau en panique, il y a peu de chances qu'il tombe juste.
Le suspense prend fin au moment où s'ouvre une trappe camouflée dans le trottoir, dont émerge bientôt, sous les yeux écarquillés de notre commercial, la tête énorme d'un tigre du Bengale, suivie d'un corps de proportions tout aussi épiques. Tandis qu'Alban, par réflexe, se plaque contre les tiges métalliques qui se dressent dans son dos, la bête reste assise sur son monte-charge à le regarder d'un air placide, sous lequel se devinent néanmoins d'indubitables potentialités de massacre. Après un nouveau plan d'ensemble pour permettre aux spectateurs de saisir la cruelle inégalité de stature entre le majestueux félin et le maigrichon en costard qui tremble à quelques mètres de ses griffes, je passe sur le drone 2, que je fais lentement tourner autour du tigre : des yeux dorés aux moustaches vibrantes, en passant par les omoplates qui roulent sous le pelage soyeux aux rayures caractéristiques, l'animal s'avère criant de vérité. Même d'aussi près, Alban est sans doute incapable de distinguer le robot d'un véritable tigre ; mais il doit bien se douter que les Organisateurs n'auraient pas acheminé jusqu'ici un des derniers représentants d'une espèce menacée simplement pour mettre à mort sa petite personne.
Je fixe l'objectif du drone 1 sur un carré de trottoir au milieu de la cage, où s'ouvre bientôt une autre trappe, de dimensions bien plus modestes. Cette fois, c'est un couteau qui s'élève du sol ; un simple ustensile de cuisine, à la lame à peine plus longue que les canines jaunies que le tigre exhibe en se léchant les babines. Pour que le Défi reste un défi, et non un simple jeu de massacre, les Organisateurs laissent toujours aux participants une chance de s'en sortir (à titre d'exemple, Duprais aurait pu survivre s'il avait rapidement bu un verre d'eau du distributeur situé juste à côté de la machine à café, qui contenait un antidote au poison violent qu'il avait ingéré – mais ça, évidemment, il ne le savait pas, et ses collègues non plus). Sans quitter le tigre des yeux, Alban s'avance prudemment pour saisir d'une main tremblante son arme de fortune, puis il se redresse, jambes légèrement écartées et couteau en avant, dans une sorte de posture de combat qui, au vu de la précarité de sa situation, ne manque pas de panache.
Vous qui me lisez vous demandez peut-être comment un simple employé de bureau peut ainsi se retrouver pris dans une lutte à mort contre un monstre mécanique, alors qu'il se rend tranquillement au travail, en plein cœur de la capitale d'un des pays les plus avancés d'Occident. C'est que ce pays qui est le mien, longtemps connu comme celui du fromage, de la tour Eiffel et de l'amour, est également le premier au monde – et jusqu'ici le seul – à avoir instauré la Société du Défi Permanent.
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