Correspondance de Janvier - Pseudo : Lettre
2 janvier 2020
Cela fait trois semaines que j’ai embarqué sur le Rémanent, que nous partageons avec tout un tas de chilien. Sur nos pauses, nous jouons aux cartes, mais je ne comprends que leurs insultes. Je crois que le sevrage de la terre est terminé, car les jours sont passés, les pires j’entends, les jours sourds, ceux qui froissent les draps sans les chauffer. Les draps froids et froissés me sont insupportables. Ils respirent l’absence. L’empreinte d’une disparition. Je les roule et les écrase jusqu’à m’épuiser. Seul l’avant du bateau me fait oublier la terre, lorsque je sors des entrailles noires et bruyantes des machines et que je découvre le bleu infini, et cet air qu’aucun autre n’a respiré avant moi.
Lorsque nous sommes assez proche de la côte africaine, je reçois des messages audios de Sophie. Parler devient une nécessité encore plus pressante. Elle me souhaite bonne année. Elle m’explique son nouveau travail. Elle me raconte l’hiver de notre campagne. Sa voix se fond au chant des oiseaux. Le reflet de son corps est givré, blanc et flou. Je peine à me souvenir de sa silhouette. C’est ça le sevrage : j’ai oublié le parfum de sa peau. Hier, nous avons débarqué en Afrique du Sud et j’ai reçu sa lettre, où elle avait glissé des photographies d’elle-même. Qui les as prise ? Son écharpe voile son visage. Je ne distingue que ses cheveux (ils sont de nouveau roses cet hiver) éparpillés en un rideau de pluie. Derrière s’étend la plaine enneigé. Je l’imagine courir. Elle laisse ses pas dans la neige ; elle trébuche et disparait de l’horizon ; son rire s’éteint dans les nuages gris : c’est doux. J’ai épinglé sa lettre au mur, au-dessus de mon lit. Je la relis du bout des doigts. Je ne pense pas trouver les mots pour lui répondre avant notre départ.
Ici, les femmes, noires ou blanches, ont des visages de troyenne. Toutes semblent s’appeler Hélène. Et bientôt nous les quitterons pour l’Amérique du Sud.
Et toi, est-ce qu’il a neigé chez toi ?
9 janvier 2020
La neige tarde à venir. Il faut croire que ta lettre a réchauffé la grisaille Lyonnaise. Elle ne viendra pas cette année, je le sens. Maman a froid. Elle dit que c’est à cause du temps variable, piquant un jour, doux le suivant. Elle dit qu’elle ne sait pas comment s’habiller, un coup de froid est vite attrapé. À défaut, elle s’emmitoufle dans une longue écharpe, la rouge en laine, que tu lui avais rapporté il y a deux ans. Elle sent ton frère — c’est impossible — mais je la lui laisse et elle la respire toute la journée. Elle parle de toi à la voisine, au dîner, devant la télé Elle parle pour combler l’absence de ta voix. Je ne la comprends pas. J’ai osé le lui dire la semaine dernière. Je n’aurais pas dû. Elle s’est emportée, une main crispée sur la poitrine et l’autre sur son ventre. Elle me l'a tendu et m’a dit ces mots d’horreur : la mer a arrachée mon fils du ventre ! Je suis parti me coucher et me suis endormi. Son ventre était ouvert dans la longueur d'où une eau s'échappait en abondance, un cordon sans fin s'étirait, et le corps se vidait, encore et encore, et ça grondait comme j'imagine tes machines : un claquement sec régulier, en fond un bourdonnement grave et continu. Ma main tenait le bout du cordon ombilical et j’ai tiré dessus, comme un marin levant une voile, de toutes mes forces j’ai tiré, et une masse noire-pétrole a jailli du fond de ses entrailles. Il ne restait à terre qu’un corps nu, épuisé et sans tête. Mes pieds étaient mouillés. Au réveil, j’étais en sueur. Pire qu’un fils mort : un fils marin. Sophie viendra ce dimanche à la maison. Je te raconterais notre repas. Maman s’est mise en tête de lui préparer une spécialité africaine pour que tu sois un peu avec nous. J’ai dit que c’était inutile, que les effluves ne te parviendraient pas, que tu ne serais pas là, avec nous. Elle s’est enfermée pour pleurer. Avant de claquer la porte, elle m’a crié que j’étais un frère indigne. Je t'envie de pouvoir nous oublier.
30 janvier 2020
Je n’ai reçu ta lettre qu’arrivé à Santos, transféré par la compagnie. Un sombre problème politico-économique nous bloque ici. Je crois que notre compagnie est proche de la faillite. Tu te souviens, quand j’avais neuf ans et toi sept, la fois où maman nous a emmené au lac ? Tu pleurais parce que j’étais allé loin à la nage, là où tu ne pouvais pas aller, et Maman a crevé tes brassards, pour que tu puisses plus nager. Un soir en pleine mer, j’ai rêvé de ça… Mais depuis je suis presque tout le temps éveillé, les chiliens m’appellent le hibou. Ils bouffent des tripes de bon matin, en buvant du Fernet-Branca, et ils me traitent de hibou. Le reste du temps, ils dorment au soleil.
La chaleur et l’humidité m’empêche de. Tout coule ici. Je ne dors qu’à moitié, je ne vis qu’à moitié. Dans les rues en pente (celles qui tombent droit sur l’océan), je distingue la silhouette de Sophie. Elle est habillée en princesse exotique. Des oiseaux noirs tournent au-dessus de moi. Sophie est une jungle. J’éclate de rire : tu m’as contaminé de tes mauvais rêves.
Combien de temps vais-je rester ici ? Je ne reçois aucun appel. La chaleur fait tout grésiller. Envoie ta prochaine lettre ici. Embrasse Maman pour moi.
PS : dis à Sophie de m’envoyer d’autres lettres. Je ne sais juste pas quoi lui répondre — j’ai peur de, mais ne lui dis pas ça.
5 février 2020
J’ai vu Sophie. Le rose lui va bien. Ses racines commencent à se dévoiler. Maman a fait une moue mais Sophie a souri, et a déclaré qu’elle les laisserait pousser jusqu’à ton retour. J’ai ri. Elle a apporté ton gâteau préféré, celui avec la chantilly mascarpone, la pâte sablée et des fruits de saison — myrtilles et framboises. Maman n’a pas pleuré. Le rire de Sophie l’en a dissuadé. Le lendemain, je suis parti chez notre tante, dans le Gers. Je voulais sentir les sous-bois, respirer la terre au petit matin, où j'ai entraperçu tes amis les semblables les hiboux. Maman n’a pas crevé mes pneus ! Le sol est ferme sous mes bottes même si des cailloux parviennent à s’y immiscer. Le soir on soupe en silence. J’ai juste amené mon cahier à dessin. Je m’entraine à réaliser des croquis en moins de trente secondes, et d’autres à dix secondes. À peine trois traits, une silhouette. À cinq, on devine un animal ou notre tante. J’ai glissé quelques esquisses de Sophie. Elle a bien voulu se prêter au jeu contre la promesse que je te les enverrais. Quand maman est allée se coucher, Sophie m’a empoigné le bras. J’ai posé ma main sur la sienne. Elle a dit que nous avions la même chaleur. Elle a relâché son étreinte dans un soupir rassurant.
Ps : J’espère qu’elles t’inspireront d’autres rêves plus doux. J’ai essayé de capter la lumière dans son regard. Tu me diras si tu la reconnais. Essaye de dormir.
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