Un haineux nommé Lammour
Début janvier 2015. La presse belge ne faisait que parler de la venue en Belgique de Frédéric Lammour. Vous savez, ce salopard haineux qui débitait sa merde à longueur de journée sur les plateaux de télé françaises. Celui qui venait de sortir un livre qui invectivait que si la France connaissait pareil déclin, elle le devait à son multiculturalisme, à ses étrangers, à ses musulmans et d’autres phrases abjectes du genre. Le mec tellement rachitique que je suis sûr que si sa mère lui avait donné correctement à bouffer durant son enfance, il n’aurait pas cette haine de l’étranger. À force de regarder chez les autres…
La presse venait d’annoncer sa venue chez Fililivres, une grande librairie bruxelloise. Il venait y dédicacer son bouquin tout moisi. Il prendrait l’apéro au préalable au Cercle de Lorraine, grand cercle des décideurs belges, où si tu n’es pas PDG qui gagne au minimum un million d’euros l’année, tu n’as aucune chance de rentrer. Il devait terminer sa visite express dans la capitale belge avec un beau petit discours durant la soirée au B91, un très huppé country club Ucclois.
J’y vis l’occasion rêvée pour passer à l’étape supérieure. M’occuper de ce connard, modifier ses petites pensées bourrées de rancœurs, de haine et de colères, et en profiter pour le ridiculiser publiquement au passage. Un personnage public tel que lui pourrait provoquer pas mal de remous, sans m’attaquer à un trop gros poisson. Du moins, c’est ce que je croyais.
Je n’avais aucune chance de rentrer dans le Cercle de Lorraine. Même avec toute la meilleure volonté du monde, j’étais un parfait inconnu pour l’intelligentsia. Je me ferai refouler en deux secondes, même si j’arrivais à « inceptionner » les mecs à l’entrée (oui, je vais assez bien utiliser ce terme, devenu courant depuis la sortie de ce film avec le blondinet DiCarppacio). Deux options s’ouvraient à moi.
Dans cette librairie, j’avais une chance. Je n’aurais qu’à me faire passer pour un simple badaud qui veut sa petite dédicace, quitte à ne pas voir de suite les effets de ma manipulation. Le hic, si la place était bondée, mes chances de se trouver près de lui diminuaient drastiquement.
Dans le club, le risque de se marcher dessus était réduit à néant. Il me suffisait d’un bon costard, quelques coups de manipulations mentales à l’entrée pour accéder au lieu, et le tour serait joué.
Je préférais cependant l’option de la librairie. Pour moi, c’était ce qu’il y avait de plus discret, même si c’était bourré de monde. J’y pourrais me fondre discrètement dans la masse. En cas de grosse merde, j’étais juste à côté de quatre lignes de métro et pourrais me casser vite fait. Et lorsqu’ au soir, Frédéric Lammour parlera de schtroumpfs maléfiques qui veulent envahir son beau pays, je serai loin. Il deviendra la risée extrême de l’opinion publique et fera la une de tous les journaux. Il n’aura plus aucun crédit et toutes ses paroles aux bonnes odeurs du moustachu des années trente ne seront plus relayées par la presse.
Je n’avais pas spécialement besoin de préparation. Mon boulot était relativement proche de cette grande librairie, et j’y passais régulièrement. Comme il y a en plus un coin pour grignoter un morceau tout en lisant, j’allais au moins une fois par semaine pour y casser la graine. Je n’avais donc pas besoin de repérage. J’étais loin de m’imaginer comment cela allait réellement se passer, et si j’avais su, j’aurais été plus prudent, ou j’aurai simplement abandonné le projet.
Deux jours avant la date fatidique, gros manque de bol. L’annonce de la dédicace de Lammour chez Fililivres provoqua un tollé général dans la presse. Une bonne partie de la Belgique francophone était sur les dents, hurlait sur la direction qui décida d’annuler l’événement, par peur de représailles. Je devrais donc faire cette opération en direct dans ce Country Club de snobinards.
J’allais me promener dans les environs la veille pour m’imprégner quelque peu des lieux. Le B91, ou Businnes Club d’Uccle, était une place bon chic bon genre, pleine de BMW, Lamborghinis et autres bagnoles du même acabit.
Le complexe était un ensemble de plusieurs bâtiments, tous de plain-pied, entourés par un petit parc clôturé. La nuit, bien que froide, mais habituelle pour la saison, était calme. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel. Regardant la voûte céleste, je me disais qu’il était bien dommage de ne pouvoir observer correctement la nuit, avec toute cette pollution visuelle fournie par l’activité nocturne urbaine.
Sortant de ma rêverie, je vis un homme tout habillé de noir, de la chemise au costard, à l’entrée principale du Country Club. Sa boule de billard qui lui faisait office de tête semblait froide comme la pierre, dénuée de toute expression. Il me fixait intensément, son regard était noir, habité d’une force inconnue qui pénétra tout mon être. Une drôle de sensation m’envahit, un mélange de peur, de terreur commençait à s’insinuer en moi. Je n’avais jamais ressenti une telle frayeur. Et ce type ne bougeait pas d’un poil, toujours à scruter mes moindres réactions et mouvements.
Ce malabar me filait les boules. Jamais quelqu’un ne m’avait regardé d’une manière aussi glaciale. Je me demandais ce qu’il me voulait. Je tentai donc de rentrer dans son esprit, comme je l’avais fait mainte fois. Ses pensées étaient impénétrables, comme s’il avait érigé une véritable cage de Faraday biologique dans son esprit. Je tentai de forcer le passage, mais d’un coup, je sentis mon estomac se contracter et mes tripes se comprimer. Une boule d’angoisse se formait dans mon bide et je commençais à trembler. Ma vue commença à se troubler. N’en pouvant plus, je lâchai prise et pris mes jambes à mon cou, sans demander mon reste.
Je me mis à courir, fonçant comme un dératé dans les ruelles d’Uccle, en changeant constamment de direction. Cette sensation de peur et cette boule dans l’estomac ne me quittaient pas et ne faisaient qu’augmenter ma panique. J’avais l’impression d’être suivi, mais j’avais beau me retourner, il n’y avait personne. Alors j’ai couru, encore et encore, pendant je ne sais pas combien de temps. Je n’arrêtai pas de zigzaguer, espérant échapper à ce poursuivant imaginaire.
J’arrivai finalement à reprendre le contrôle de mon corps et pu reprendre une marche normale, devant rebrousser chemin. La course m’avait mené bien loin de ma voiture. Là encore, avant de prendre le volant, je regagnai mes esprits. Tout s’embrouillait dans ma petite tête, je n’avais jamais vécu ce genre de situation. Avais-je rêvé ?
J’aurai dû prendre cet avertissement en compte. Cette nuit-là, je n’arrivai pas à fermer l’œil. Cette entrevue m’avait vraiment foutu les jetons. Un tas de questions me submergea, ne sachant plus quoi penser. Qui était ce type ? Comment était-il possible que je ne puisse pas lire dans son esprit ? Avait-il compris que je le visais, savait-il de quoi j’étais capable ? Et surtout, qu’est-ce que je ferais s’il était là demain ?
Au bout d’un long moment, je chassai toutes ces pensées. Je n’avais jamais eu de problèmes, tout s’était passé comme sur des roulettes jusqu’à présent. Je mis cette mésaventure sous le coup du stress. Pourtant, j’aurais dû me rappeler le toubib, de sa mise en garde. Mais la mémoire, perfide traîtresse sadique, me fit défaut ce soir-là. Ce n’est que maintenant, alors que je suis en train de poser ces mots dans ce petit carnet, que ses paroles me revinrent.
J’ai vraiment été trop con, trop présomptueux en pensant que rien ni personne ne pouvait m’arrêter dans ma folle croisade. Je me persuadai que nous étions la veille d’un de ces jours majeurs, celui qui provoque un bouleversement majeur. Rassuré et requinqué par cette idée, j’arrivai finalement à fermer les yeux quelques heures. J’aurais mieux fait de me casser une jambe durant la folle course de la soirée.
Pourtant, la vie, c’est comme dans les romans fantastiques : si tu transgresses l’interdit, malgré les avertissements, une grosse merde te tombe dessus ; et il devient bien difficile de s’en dépêtrer. Mais comme dans ce type d’histoires, le héros (si tant est que j’en sois bien un, là, je me permets d’en douter) ignora totalement les signaux d’alarme pour se jeter dans la gueule du loup.
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