Cervelles et oeufs brouillés
Nous brouillèrent donc les pistes pendant plusieurs jours. On reprit la route, vers le sud de l’Italie, s’arrêtant régulièrement, pour prendre de l’essence, payer une ou deux bricoles. Laisser des traces, avec la carte de crédit de Frida. On en profita pour visiter quelques villes : Naples, Salerno… Puis, on alla jusqu’au bas de la botte. La dernière trace que nous laissions était l’achat de tickets pour le Ferry, qu’on ne prit jamais. On laissa la voiture dans un terrain vague non loin et on retourna directement sur Rome en train.
Je ne recontacte Edgard qu’une fois de nouveau en ville. Nous avions rechangé d’hôtel et de quartier, dans le cas où nos gentils copains sans cheveux y traînaient encore. Mais selon Friendley, mes poursuivants avaient mordu à l’hameçon et avaient quitté la ville le lendemain de notre départ. Il accepte de nous rencontrer, Frida et moi, dans le même café. Répondre aux questions de ma belle, toujours aussi inquiète, mais aussi estimer si elle était selon ses standards, digne de confiance.
Pendant plus d’une heure, Frida écoute Edgard. Il lui explique que nos poursuivants, ces sympathisants de l’UDC, étaient en contact constant avec d’autres mouvements extrémistes européens. Mais ce n’était pas sa piste principale et avait fort peu exploré ce côté-là. Elle restait sceptique. Ce parti ne se mêlait en rien aux affaires extérieures, si ce n’est couper les ponts avec l’Union européenne. Bien au contraire, ils s’occupaient de refermer la Suisse sur elle-même. Elle avoua même, de honte, avoir voté plusieurs fois pour eux, que selon elle, c’était un des seuls partis qui protégeait l’intérêt des citoyens helvètes. Edgard s’était attendu à son scepticisme, et avait apporté deux articles de journaux imprimés. Des journaux de gauche allemand qui montrait Blucher en très bonnes relations avec le nazi autrichien Hayder.
« J’ai encore beaucoup de documents pour votre pays. Mais je dois vous avouer, je ne m’y suis que peu attardé. Ces articles ne sont que la partie émergée d’un immense Iceberg qui prend racine sur toute l’Europe, voire même plus loin. »
La mine de Frida semble atteindre la déconfiture extrême, imitant à la perfection la dissolution du juge Demort dans Roger Rabbit. Mais Edgard la rassure aussitôt.
« Ne vous inquiétez pas, si on s’y met à trois, qu’on décortique tout cela, on pourra les faire tomber. Si toute l’organisation est démasquée, plus rien ni personne ne pourra vous causer du tort. »
« Mais pourquoi ne pas aller voir la police avec tout votre matériel ? »
« Ils sont partout. Ils ont infiltré toutes les strates de la société. Les flics haut placés sont des agents de ses organisations. L’Europe entière, mais aussi les USA, le Japon, l’Australie, et bien d’autres pays sont infestés de toute part par cette peste brune silencieuse.
Non, ce qu’il faut, c’est monter un dossier un béton. Faire toutes les connexions. Et contacter les bons journalistes, faire éclabousser tout cela au grand jour. Un peu comme l’a fait Snowden avec la NSA et PRISM. Tout sera public, ils ne pourront plus faire marche arrière. C’est, je pense, notre seule chance. »
Elle continue d’hésiter. La peur se lit sur son visage. Edgar a dû toucher une corde sensible que je n’avais pas détectée.
« J’ai un bureau en ville, hors de mon domicile, connu de moi seul. Je propose que vous regardiez vous-même une grande partie des pièces. Elles ne seront pas toutes là, je les cache au maximum pour éviter qu’elles tombent en de mauvaises mains. J’espère que cela vous aidera à faire le bon choix.
Il m’envoie mentalement l’adresse. Un petit appartement, à Vellerti, en banlieue, au sud-est de Rome. Une petite ville un peu à l’écart, parfait pour rester anonyme.
« C’est noté. Je vous recontacterai dès que possible, pour vous prévenir de notre arrivée. »
« Comptez deux heures après le mail, reprend Friendley, pour être sûr que je sois sur place. À moins d’un fait d’une extrême gravité à traiter pour le journal, j’y serai. Et si vous vous y sentez plus en sécurité, vous pourrez vous y installer. C’est de toute façon le boulot qui paye. »
Elle ne dit toujours rien. Elle semble perdue dans ses réflexions. Cela se sent sans utiliser le moindre don. Tiraillée entre l’espoir de mettre fin à toute cette histoire et la peur de perdre encore plus. Edgard nous laisse entre nous, afin de réfléchir à sa proposition.
Les discussions vont bon train, et durent toute la nuit entre deux séances de délectation physique. Elle me raconte ses peurs, ce qu’elle espère comme achèvement. Elle a toujours du mal à avaler que même les types de l’UDC, pour qui elle votait depuis près de dix ans, étaient des pourris comme les autres, mais surtout qu’ils semblaient bien pires.
Finalement, la rage de vivre prend le dessus. Au petit matin, après un énième ébat, elle me dit en s’endormant :
« C’est bon, je vais le faire. »
Il est près de 13h, lorsqu’on se réveille. J’écris directement un mail à Edgard lui annonçant que l’on se mettait en route. On décide cependant de prendre notre temps et de regarder un peu les hôtels sur place. Elle tient à garder une certaine indépendance. Je trouve pour ma part que le risque de se faire chopper n’est pas à prendre à la légère. Mais s’il faut ne pas trop la brusquer et qu’elle s’habitue en douceur à la situation, on peut tenter. Je reste convaincu que résider sur place nous rendrait encore plus invisibles.
Une bonne heure plus tard nous nous promenons dans cette petite ville, regardant comme convenu, les hôtels, mais surtout nous repérons les lieux. On mémorise les chemins et routes, comme nous l’avions fait à Rome. Lorsque les deux heures demandées par EF furent passées, nous nous rendons dans cet appartement, en faisant bien attention de ne pas être suivis.
Il nous accueille les bras ouverts et nous conduit dans le living, transformé en ce qu’il appelle son bureau. Je trouve que le mot foutoir convient nettement mieux. Des tas de documents s’élèvent, parfois même par terre, dans toute la pièce. Cependant, c’est dans un tiroir d’un meuble au fond de la pièce qu’il s’attarde. Là, un tas d’une centaine de feuilles, bien ordonnées, nous attend.
« Ce n’est qu’une partie des documents. La plupart sont numérisés, et cachés dans un dossier chiffré. Les autres sont planqués à divers endroits dans la ville, connus de moi seul. »
Je prends le tas de papiers. J’y trouve pêle-mêle des extraits de compte, des articles de presse, des copies de mails, des arbres généalogiques. La diversité des documents m’étonne à chaque page observée. Je passe un petit temps plongé dans cette mine d’or de renseignements. Le monde s’était arrêté de tourner pour Chris de Meesmaeker. Je n’entends même pas Edgard me questionner sur notre voyage.
Il nous fait ensuite faire le tour du propriétaire. L’appartement, cossu, est plutôt récent dans un petit immeuble résidentiel de trois étages. Il possède quatre chambres, dont l’une est squattée de temps en temps par Edgard lorsqu’il travaillait tard, les trois autres étant totalement vides de tout occupant. Ils n’avaient plus accueilli personne depuis plusieurs années, supposition vérifiée par la couche de poussière sur les meubles. Cet appartement est bien plus confortable que les hôtels minables que l’on avait visités depuis notre départ de Fribourg. Après s’être enfermés dans des cages à poules, on nous offre un vrai espace, où l’on peut respirer sans craindre d’étouffer l’autre. Mais Frida n’est toujours pas à l’aise.
« Faites comme chez vous, nous assène-t-il après être revenu dans le living. Voici des clés. Il y a toutes les commodités nécessaires, et pour la nourriture, les magasins du centre ne manquent de rien. »
« Si vous le permettez, j’aimerais encore réfléchir à votre offre. En tout cas, pour l’hébergement, répond Frida sans même prendre le temps de réfléchir.
Edgard se tourna vers Frida en lui souriant.
« J’espère que vous ne vous sentez pas forcé. J’ai l’air insistant, mais il faut regarder la réalité en face : à l’hôtel, sans couverture solide, vous ne savez pas aller bien loin. Vous serez plus en sécurité ici.
— Je comprends votre avis, qui est plein de sagesse. Mais j’ai encore besoin de me faire à l’idée. De m’habituer. »
Je la prends par les mains.
« Ne te fais pas de soucis, prends le temps qu’il te faut. Si tu veux, nous logerons à l’hôtel ce soir et on reviendra demain matin lire les documents. Et s’il faut répéter l’opération, jusqu’à ce que tu te sentes à ton aise, on le fera. »
Elle me sourit et m’embrasse.
« Merci, t’es un ange. »
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