1 - Ce voyage démarre mal
Le convoi des dragons étant encore sur le territoire du réseau, Tara, bien campée derrière Erwan, profitait du décor, plus ou moins naturel selon les kilomètres avancés, laissant son instinct guider ses gestes dans les virages et autres manœuvres de la moto. La route qui défile, la fraîcheur de l’air s’engouffrant sous le casque, sans rien avoir à penser ou à surveiller, c’était grisant. Elle se demanda même si elle ne devait pas s’ôter l’habitude de s’harnacher comme si le danger rôdait partout. Cela faisait déjà un moment que la zone stable présentait des routes sans plus aucun danger. Mais sans son bâton de combat dans son dos, comme quand elle ne portait pas son pendentif, ce dragon de métal cerclant le lion comme pour le protéger, elle se sentait nue.
Le début du trajet avait confirmé la destination. Au complet opposé de sa cible préférée. L’ouest était derrière eux, ses unités de combinaisons noires tueuses d’enfants aussi. Tara était prévenue, mais ce n’était pas cela qui allait calmer sa frustration. L’effondrement n’avait débuté que depuis trois ou quatre ans, tout dépendait de ce que l’on considérait son point de départ, et cette armée de combis noires s’était avérée le premier gros morceau auquel les dragons, le bras armé du réseau, avait eu maille à partir. Et ils ne partageaient décidément pas les mêmes valeurs. L’unité offensive de Tara, la première officiellement reconnue comme telle, avait plus que jamais prouvée son utilité. La bienveillance face à un tel ennemi, on oublie ! Jusqu’à ce que Mahdi décide de cesser tout conflit. Pour la première fois, celui qui n’avait le titre de roi que pour la galerie – plutôt un mentor ou un guide – avait imposé ses ordres. Et pour la première fois, malgré tout le respect qu’elle lui vouait, et malgré les bons moments passés ensemble, elle s’était opposée à lui. Ouvertement. Les combis noires l’avaient prise pour cible et avaient failli parvenir à leur fin ? Et alors ? À part une transfusion, quelques semaines d’hôpital et une cicatrice de part et d’autre de son flanc, elle avait déjà eu plus mal que cela. Cela avait piqué bien plus sévère lors de la greffe des armatures de métal recouvrant son bras gauche et ses mains, ainsi que de son œil artificiel. Avaient-ils eu tous si peur que cela de la perdre ? Elle ne cherchait pas uniquement la vengeance. Barbe grise ou Florian, paix à leur âme, ne lui en aurait pas voulu si d’elle-même elle avait fait machine arrière. Non. Elle n’aimait pas laisser un travail inachevé, tout simplement. Peu importe que l’ennemi soit plus nombreux et mieux armé, elle aurait rongé leurs escadrons, les tuant un par un s’il le fallait. La méthode douce allait prendre une éternité, au sacrifice de combien de vie !
Mahdi n’en était pas resté là, sûrement par crainte qu’elle entraîne les autres dans son obsession. Il avait repris la conversation. En privé, fort heureusement. Elle se remémora la stratégie dont il a usé pour la persuader de changer d’avis. À en faire rougir de moins prudes qu’une bonne sœur. Comment résister à ce cou puissant caché sous sa magnifique crinière de dreadlocks, ou à ce poitrail arborant ce tatouage de lion si mythique, ce…
Finalement, ce n’était pas un mal de s’éloigner. Pas question de lutter contre cette faiblesse et d’aller, comme ces dernières semaines, passer ses journées dans les bois chaque fois qu’il montrait le bout de son nez au village de la forêt. Les missions permettaient à Tara de rencontrer du monde, il était temps qu’elle en profite pour trouver d’autres sujets désireux de partager un moment de détente.
Plus loin, ils avaient viré direction sud, sud-est, avait-elle entendu, et ils longeaient toute la zone alpine par le sud. Inutile de tenter les voies artificielles traversantes. Tout comme bon nombre de monuments et de temples, peu avaient résisté à la folie. Ayant boycotté la réunion de préparation, elle apprit donc leur destination finale durant une escale. En général, ils partaient en exploration, prêts à trouver tout et surtout n’importe quoi. Pour se faire une idée de ce qu’il restait de la société occidentale, si ce n’était au-delà, il suffisait de prendre toutes les œuvres post-apocalyptiques en y ôtant les zombies et autres monstres, et les seuls démons trouvés se révélaient de parfaits humains de chair et d’os. Autrement, c’était le compteur Geiger fixé sur une des motos de l’avant-garde qui les obligeaient à bifurquer, si ce n’était le demi-tour obligatoire. Quand il n’y a plus personne aux manettes d’une centrale, cela ne pardonne pas. Ainsi, au fur et à mesure, malgré un maillage encore bien biscornu et bien fragile par endroit, et quelques trous béants, la toile formée par les communautés se fédérant s’étendait.
Là, ils étaient attendus. Ils allaient visiter une de ces sortes de royaumes miniatures qui n’avaient cessé de pousser un peu partout. Une mission qui résultait de nombreux échanges radios avec un certain… Impossible pour elle de se rappeler, ronchonnait-elle en son for intérieur. Déjà qu’elle n’était pas très douée à retenir les noms, le sien était une histoire à lui tout seul. Seul son surnom lui était resté. Elle avait même demandé à Simon si c’était une blague.
— Tu te fous de moi, c’est pas possible ! On se croirait au début d’un conte pour enfant : la délégation du roi va rendre visite au prince d’une contrée éloignée.
Ce fameux prince vivait dans une des propriétés familiales loin des siens quand tout est parti en vrille. Lui aussi n’a plus aucun contact avec certaines parties du monde. La manière dont il aurait pris les choses en main lui aurait valu une réputation se répandant sur l’équivalent d’une petite région. Là comme ailleurs, les lignes sur les cartes, à peine disparues, se recréaient au gré des volontés locales. La renommée du réseau trouvant force et équilibre entre autosuffisance et partage, était parvenue jusqu’à lui. Tara s’apprêtait déjà à lui expliquer que cela nécessitait parfois un bon nettoyage en amont. Pas sûr qu’il apprécie la méthode, en apparence contradictoire avec le monde rêvé par Mahdi et les siens, mais ces derniers avaient considéré un temps de transition assez difficile. Les prévisions furent bien en deçà de la réalité, et au grand dam de Yahel, Tara y avait parfaitement trouvé toute sa place. Mahdi l’avait bien cernée.
Elle admirait la vue, tout en se demandant quel genre de prince était cet homme. Ils avaient dépassé depuis longtemps le contrefort des montagnes. Elle adorait ces paysages déchiquetés, où les éléments vous dominaient. Le moindre court d’eau qui se transformait soudain en vague mortelle, ou la moindre faille qui craquait et faisait dévaler des blocs de roche, et vous n’aviez plus qu’à tenter de fuir en chiant dans votre froc. De quoi rendre bien humble les pauvres petits humains qu’ils étaient. Ils avaient d’ailleurs dévié à cause d’une route effondrée. Et ils n’étaient pas près de quitter ce genre de panorama. Restait à savoir sur quoi ils tomberaient jusqu’à leur destination.
Soudain, une chaleur contrecarra l’effet réfrigérant. Une chaleur venant de l’intérieur, étouffante. Ses oreilles bourdonnaient. Le vent s’amenuisa avec la vitesse. Le paysage vacilla. Puis le crissement des pneus, à peine entendu, la voix d’Erwan râlant ou appelant.
— Oh, Eh, Tara, tu me fais quoi ?
La terre pencha, avant de virer noir.
Une voix venant de loin parvint à sa conscience. Toujours Erwan. Il lui enlevait son casque avec maintes précautions.
— Tara ?
Une autre voix intervint. Ses yeux confirmèrent l’identification des sons reçus par son cerveau.
— Tara, réponds-nous. Ça va ?
Tiens, qu’est-ce que Simon fait là ? Et qu’est-ce que je fous couchée par terre ?
S’il était déjà auprès d’elle, calcula-t-elle, c’est qu’il y avait eu un peu plus qu’un battement de cil entre le moment où elle était sur la moto et maintenant. Comme c’était lui qui était chargé ce coup-ci de jouer le diplomate-médiateur à la place de Mahdi, il ne faisait pas le chemin en première ligne, mais dans un des camions du centre du convoi.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle trouva le son de sa propre voix bien faible.
— Tu te sens bien ?
— Oui, je crois… On a eu un accident ? demanda-t-elle aux visages inquiets penchés sur elle.
— Ma grande, ça a failli ! lui répondit Erwan, gêné, se grattant l’arrière de la tête.
— Tu nous as foutu la trouille. On t’a vu t’écrouler de la moto, ajouta Mathilde, une autre membre de l’équipe qui les suivait juste derrière.
— Hein ?
— Je t’assure ! J’ai senti que tu me lâchais et que tu penchais à gauche, expliqua Erwan, alors j’ai freiné tout en essayant de te retenir. Heureusement, on n’allait pas vite !
Elle se redressa sur un coude, regarda autour d’elle, hagarde. Ils étaient tous arrêtés, attroupés tout autour d’eux, plus ou moins près, discutant entre eux. Yacine tenait son bâton de combat, Mathilde sa ceinture. Le reste du convoi avait encore les moteurs en route, attendant la suite à donner. Yahel arrivait à pied de l’arrière, presque en courant.
— Ben merde, qu’est-ce qui m’est arrivée ?
— T’arrives à te relever ? Vas-y doucement, s’inquiéta Simon tout près d’elle, se préparant à intervenir en cas de besoin.
Encore un peu perdue, elle chercha ce qui clochait, sans rien trouver, hélas. Juste le cœur qui battait un peu fort.
— Apparemment, j’ai rien de cassé, ça devrait le faire…
Elle s’assit, une main sur le crâne, tentant de reprendre ses esprits. Elle n’en eut pas vraiment le temps. Un vertige ? Non. Ce fut son estomac qui intervint. Une main sur la bouche, elle essaya de retenir la nausée, mais dut laisser la nature agir. Elle bascula sur le côté, laissa son déjeuner du matin sortir par le haut. Écœurée, révulsée, elle s’essuya le coin de la bouche. Une autre pulsion la reprit. Des mains sur son dos pour la soutenir, le temps que cela se calme. C’est là que le vertige la prit. Elle se retrouva contre Simon, entre ses bras. Elle sentit son odeur, réellement, pour la première fois. Étrange réconfort au milieu de celle des reliquats de vomissures souillant ses muqueuses.
C’est bizarre, c’est comme si j’étais toute chose de me retrouver là, contre lui… Je dois délirer. C’est juste un ami qui me réconforte… Et une odeur agréable au milieu du reste !
— Eh bien, ma pauvre…, constata Yahel.
En jetant un coup d’œil en direction de Yahel, affichant un pauvre sourire, elle s’écarta de Simon, gentiment, s’appuyant sur lui. Elle cracha pour évacuer le mauvais goût.
— Bon ben, les gars, désolée, mais je crois que je suis malade…
— Et si on en profitait pour faire un gros arrêt ?
De l’avis général, toute l’équipe des dragons répondit positivement à cette suggestion sortie d’elle ne savait plus qui. Et tous profitèrent de cette occasion. Après tout, ils n’étaient pas pressés pour cette mission.
Cela tombait alors qu’ils étaient partis sans même un collègue médic confirmé avec eux. Il était préférable d’attendre l’évolution des symptômes. Si besoin, changement de cap pour une des communautés proches. En attendant, si c’était une simple indigestion ou une grippe intestinale, rien ne valait mieux que du repos additionné d’une bonne hydratation.
Yahel garda pour elle son étonnement de ne pas avoir une seule récrimination de Tara. Au contraire, c’était d’elle-même qu’elle décida d’aller s’allonger. C’est que cela n’allait vraiment pas fort. Pâle et en sueur, sous le contrecoup de son malaise, elle ne faisait pas la fière.
Erwan et Yahel aidèrent Simon à la relever. Ils l’accompagnèrent jusqu’à la fin du convoi, l’aidèrent à monter à l’arrière du camion de contrôle, l’allongèrent sur le divan de mousse qui s’y trouvait. Yahel la recouvrit d’un plaid traînant toujours dans le coin. Elle alla ensuite chercher de l’eau et une bassine qu’elle lui laissa à côté au cas où. Elle resta auprès d’elle, l’assista lors des assauts suivants.
La nuit, Tara insista pour se coucher dans son duvet. Yahel resta dormir avec elle, juste à côté, malgré le risque de contamination. De crainte que son amie n’ait froid, elle pallia en doublant ses couches de couverture et en ajoutant un oreiller. Tara apprécia le cocon, l’exigea pour toutes les autres nuits, histoire de détendre l’atmosphère. Heureusement, et comme l’annonçait le retour de son sens de l’humour, rien ne troubla cette nuit. Yahel lui apporta alors un en-cas pour le petit-déjeuner. Du léger, pour reprendre doucement. Mais Tara n’eut pas le temps d’approcher le pain de sa bouche, juste celui de trouver la bassine, devant céder à un brusque élan d’écœurement. Elle se rinça avec un peu d’eau.
— Je ne comprends pas, je pensais que ça allait mieux.
Après un bref interrogatoire, Yahel prit la décision.
— C’est clair. Erwan, tu continues seul aujourd’hui.
Elle avait parlé en direction de la porte dévoilant la tête du malheureux partageant sa souffrance. Tara comprit qu’il devait traîner derrière à guetter ce qu’il se passait, en attende des nouvelles. Et attiré par le bruit…
— Tara, je te garde avec moi dans le camion, continua Yahel. Tu me tiendras compagnie.
Le convoi redémarra.
À l’escale suivante, Tara allait mieux. Elle jugea inutile de voir un des médics de la communauté où ils avaient stoppé pour recharger leurs engins, mais par sécurité, au départ, elle resta se reposer assise dans le divan, et ne fit que boire, n’osant encore rien avaler.
— Tu sais, il faut parfois trois jours pour que ça passe.
— Moi qui suis passé à côté des épidémies, qui ai même joué les fossoyeurs toutes ces années…
Elle profita du spectacle de la route depuis l’arrière grâce à la porte qu’elle avait laissée ouverte exprès une fois seule, se doutant que Yahel aurait été contre, s’emmitouflant chaudement dans le plaid pour éviter que les courants d’air n’aggravent son cas. Mais justement, elle se sentait mieux. Et c’était marrant les compagnons qui adaptaient la trajectoire de leur moto pour lui faire signe. Dès le premier, elle posa un doigt sur sa bouche. Il lui répondit d’un pouce levé. Le message passa. Yacine lui avoua dans la soirée qu’ils avaient usé de prétextes pour expliquer leur manège à Yahel. C’était tellement gros que Tara la soupçonna d’être rentrée dans leur jeu.
L’après-midi, elle put manger un peu, puis elle resta encore dans le camion, mais à l’avant, avec Yahel et leur chauffeur. Le lendemain, juste quelques haut-le-cœur au réveil. Elle s’abstint d’avaler quoi que ce soit de la matinée, et réussit à reprendre sa place derrière Erwan entre les deux étapes de l’après-midi.
— Tu veux bien de moi ? lui demanda-t-elle au petit déjeuner.
Elle craignait de se faire refouler, car il avait bien remarqué qu’elle n’avait encore rien avalé. Pas encore réellement retrouvé ses couleurs sur ses joues non plus, mais elle faisait montre d’un entrain enthousiaste si flagrant.
Il n’était pas contre. Son visage s’illuminant aussitôt répondit pour lui. Alors tous se tournèrent vers Yahel.
— Feu vert, approuva cette dernière.
— Erwan…
— Hein ?
— Erwan, arrête-toi !
Il n’était pas tout à fait à l’arrêt quand elle bondit pour se ruer sur le bas-côté.
— Bon sang, c’est tenace, cette saloperie… J’ai espéré trop vite, dit-elle en se rinçant la bouche avec l’eau de la petite gourde qu’elle avait eu la bonne idée d’accrocher à sa ceinture.
— Tu sais quoi faire, lui dit son binôme, affichant de nouveau cet éclat inquiet dans le regard, tentant cependant d’alléger la situation en gardant le sourire.
— Oui… Désolée, vieux, je te jure que c’est pas pour t’éviter. C’est mal parti, ce voyage !
— C’est tout de même bizarre, t’arrives pas à tenir grand-chose dans ton estomac. Mais t’as encore le sens de l’humour, c’est que c’est pas si grave que ça !
Elle s’éloigna entre les véhicules au ralenti.
Mathilde, restée à observer sans rien dire, comme tous les autres, la regarda s’éloigner.
— Ça m’a fait la même chose pour mon deuxième, dit-elle sur un ton aussi nostalgique que le doux sourire sur ses lèvres.
— Hein ?
— Tous les matins du premier trimestre, je n’ai rien pu avaler.
Erwan comprit de quoi elle parlait. Il haussa les sourcils, tout surpris, mais son propre sourire se transforma en un vrai, cette fois-ci.
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