Chapitre 2

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Au troisième jour, le convoi avait entamé l’ascension d’une colline. Le dénivelé fut tel que cette fois, les moteurs furent sollicités et poussés jusqu’au bout de leurs capacités. J’entendais distinctement les quintes de toux crasses dégagées par les pistons qui n’étaient pas de première jeunesse comme le reste de l’épave qui nous trimballait sur la route, cahin-caha. Nous gardions le silence, conscient de notre arrivée imminente dans l’antre des démons.

À propos de démons, nous en avions un petit aperçu avec le Conseiller et la soldatesque qui l’accompagnait. Ils nous escortaient à contre-cœur mais ils obéissaient aux ordres comme de bons petits domestiques.

Ils respecteraient le sauf-conduit mais le feraient-ils derrière les murs de la ville ? Je n’avais pas oublié l’avertissement de la Guêpe. Nous devions survivre jusqu’à ce que le contact officiel avec les Corbeaux soit établi. Les anges déchus de Rain City devaient se préserver de la fourberie des démons de Destan.

La pluie avait cessé de tomber mais le soleil se dérobait toujours à nos regards, camouflé par cette horde de moutons noirs qui galopaient au-dessus de nos têtes, dans un chœur de sabots claquant comme le fouet du diable à nos trousses. Les éclairs déchiraient l’horizon pour nous souhaiter la bienvenue, une véritable haie d’honneur lancée à notre intention par le Créateur qui s’assurait que nous n’oublierons pas où nous mettions les pieds.

Arrivée au sommet de cette colline qui nous avait paru être une montagne, la colonne s’arrêta. À peine avions-nous bondi aux pieds de nos camions que nous comprîmes pourquoi. La vue sur le paysage en contrebas, en valait la peine.

Destan s’offrait à nos yeux, au fonds d’une cuvette bordée par les autres collines alentour. Une ville bien plus vaste que Rain City, hérissée en son cœur de tours qui surgissaient du cratère dans lequel elle avait été bâtie. Les éclairs l’illuminaient pour mieux nous faire apparaître les rues, carrefours et autres silhouettes de ciment et d’acier qui la composaient. Mais nous n’avions guère besoin de ces flashs intermittents et bruyants.

Des milliers de bougies brillaient et cela n’avait rien de comparable avec les pitoyables feux de poubelle qui étaient allumés aux quatre coins de Rain City. Ici, les habitants disposaient de l’électricité… je me demandais par quel moyen ils étaient fournis. Nous aurions sans doute l’occasion de le découvrir ultérieurement.

Je restais fasciné par toutes ces lumières, les dernières lueurs d’une humanité balbutiante qui s’accrochait à sa survie, à ce qui lui restait comme royaume avant que ce dernier ne sombre à jamais dans le néant. C’était donc cela, le dernier berceau de notre espèce. Encore une fois, nous gardions tous le silence.

Nous entendions seulement le soulagement des soldats d’être rentrés à la maison. Certains avaient hâte de retrouver leur famille, de s’encanailler dans les quartiers festifs de la ville ou de rentrer à la base sagement. Ils n’étaient pas fâchés que les opérations militaires prennent fin. Je vis Mouez crisper la mâchoire, lorsqu’un soldat annonça en passant près de lui, qu’il avait hâte de serrer son fils dans ses bras.

Je m’inquiétai de son regard noir… je repensai à ce qu’il avait perdu lorsque Hamid avait rejoint les Éclairés. Même après toutes ces années, il continuait de le ressentir comme une marque au fer rouge sur son âme.

Les habitants de Destan étaient bien plus privilégiés que les rats de Rain City.

Les autres Éclairés échangeaient des regards déconcertés, car la joie des soldats contrastait avec l’amertume qui avait guidé notre existence. Ces gens étaient si différents, à croire qu’ils venaient d’une planète différente de la nôtre.

Une raison supplémentaire pour l’humanité de courir à sa perte. Car chacun de nous était façonné par son existence. Comment faire comprendre aux privilégiés de Destan, de faire preuve de compassion envers les rats de Rain City ?

Ouais, c’était mal barré. Le Conseiller Adam nous prenait pour des culs-terreux, les autres nous regarderaient comme des bêtes de foire, des curiosités de la nature. Dans le meilleur des cas. Dans le cas contraire, nous deviendrons des ennemis à abattre.

- Nous y sommes, David.

Mila avait enroulé son bras autour du mien.

- Ouais, nous voilà à Destan.

- Tu as vu, toutes ces lumières ? Je n’ai jamais pensé voir une telle merveille, un jour.

- Ne te laisse pas berner, Mila.

Elle tint compte de ma mise en garde. En tant qu’enfant de Rain City, elle était aussi bien placée que moi pour être consciente des dangers de cette nouvelle ville.

- Je vais trouver le Conseiller Adam et lui rappeler la promesse de nous accorder une audience auprès du Conseil.

- D’accord.

Elle s’éloigna alors que je cherchais des yeux la corneille qui faisait partie du voyage. La Guêpe s’appuyait sur l’arrière d’un camion à une vingtaine de mètres de là, les bras croisés et son anonymat toujours préservé. Elle paraissait s’ennuyer.

Elle m’envoya un salut militaire décontracté lorsqu’elle croisa mon regard. Puis elle alla se perdre dans la foule des curieux qui admiraient les lumières de Destan, donnant l’illusion d’un paradis qui n’en était pas un.

Là où les Anges sont les Démons.

********

Nous entrâmes dans la ville, serrés de près par notre escorte qui redoutait tout débordement. Le contrôle au poste de garde était une formalité grâce à la présence du Conseiller Adam mais cela permit de nous faire comprendre qu’il fallait montrer désormais patte blanche pour toute entrée ou sortie de la cité.

Nous traversâmes les faubourgs à bord de nos camions brinquebalants. L’occasion de croiser nos charmants premiers concitoyens. Certes, j’étais heureux qu’ils ne soient pas aussi crasseux que les damnés shootés à la Vipère Jaune qui erraient dans les rues de Rain City, à la recherche de leur précieux soleil. Mais ils n’appartenaient clairement pas à la classe sociale la plus privilégiée. L’égalité était un mythe.

Au moins à Rain City, nous étions dans le même bateau sous les larmes amères de la fatalité.

Quelques trognes se redressaient à notre passage, les badauds n’avaient pas l’habitude d’observer le passage d’un tel convoi. Eux-mêmes avaient compris que quelque chose d’extraordinaire se déroulait. La curiosité naturelle pour un tel évènement avait pris le dessus sur la monotonie de leur petite vie visiblement bien réglée.

De vraies horloges sur pattes dont notre arrivée impromptue avait perturbé les pendules.

Au fur et à mesure que nous nous rapprochions du centre-ville, nous constations les premiers signes d’opulence d’un monde qui fonctionnait en décalage complet avec le monde de la Pluie qui nous avait forgé depuis des décennies.

Un monde figé dans le temps, qui paraissait aussi prospère que l’époque où le soleil resplendissait sans nuages. Tout paraissait plus beau, plus clinquant que notre cloaque de Rain City. Les feux de signalisation, les caisses, la tenue des gens, les technologies qu’ils utilisaient, la devanture des magasins… toutes ces lumières, ces reflets nous explosaient à la figure comme si nous venions au monde maintenait.

Un décor tellement irréel, qui pouvait griser tous les esprits non avertis.

Mais Mouez m’avait mis en garde. Il n’était pas cependant facile de faire abstraction de toute cette animation visuelle et auditive. Le bruit des moteurs et le tintement effréné des klaxons nous élançaient les tympans.

Assis à côté de moi, des Éclairés grimaçaient, mal à l’aise d’avoir atterri dans un univers qui nous mettait à rude épreuve. Il faudra nous adapter à tout ce qui était nouveau pour nous, en apprivoiser les nuances mais le Conseil nous en laisserait-il l’opportunité ? Après tout, ils avaient tant convoité notre disparition qu’il ne serait guère aisé de leur accorder notre confiance.

Notre arrivée était prévue puisque des barrages avaient été mis en place par la police du coin pour filtrer la circulation. L’un des arrêts s’attarda plus longuement au point que le Conseiller Adam sortit de sa limousine pour passer nos camions en revue.

- Il y a une manifestation devant le siège du Conseil, nous prévint-il. Les soldats doivent sécuriser d’abord les lieux.

- Une manifestation de la part de qui ? Lui demandai-je.

- De vos sympathisants, monsieur Selstan. Qui d’autre ?

Je n’oublierai pas de sitôt le mépris dont il faisait preuve à notre égard. Cela me démangeait déjà de le lui faire avaler. Quant à nos sympathisants, je me doutais bien que nos drôles d’oiseaux croassants y étaient pour quelque chose.

Le convoi redémarra finalement et la tension redevint palpable dans nos rangs. Nous abordions la rencontre avec le Conseil avec impatience et appréhension, nous ferions bientôt face à nos bourreaux qui nous avaient enfermé derrière ce bouclier dans cette ville mourante pendant longtemps.

Nous parvînmes enfin sur la grande place centrale, d’où nous parvenaient les clameurs de plus en plus croissantes. Nous descendîmes au terminus, nous regroupant les uns avec les autres tandis que les soldats se déployaient rapidement. Comme nous l’avait précisé notre aimable Conseiller, les lieux avaient été sécurisés.

Une tour plus haute que toutes les autres se dressait orgueilleusement au cœur de Destan, pour guider ce qui restait de l’humanité vers le salut. Le salut… c’est ce que voulait faire croire le Conseil à la populace.

Nous contournâmes les camions pour scruter les manifestants qui avaient investi les lieux. Quelques centaines de péons qui brandissaient des pancartes et scandaient des slogans, intimant le Conseil de rendre des comptes.

- Réfugiés de Rain City, nous sommes avec vous ! Entendait-on notamment. Vous n’êtes plus seuls !

Les Éclairés scrutaient ce spectacle, une étincelle d’espoir au fonds de leurs yeux. Après toutes les difficultés surmontées au cours de notre Exode, cela constituait un baume au cœur de se sentir soutenu.

La Guêpe s’était postée en première ligne, quelques mètres devant moi pour savourer le spectacle. Elle souriait sous son masque qui dissimulait le mystère qu’elle représentait. Apparemment, cette démonstration avait bel et bien été prévue par nos copains qui souhaitaient nous accueillir en fanfare.

Pas forcément du goût du Conseil, comme nous le prouva peu après Adam.

- Ça suffit, lança-t-il au général Alister. Dégagez-moi ces guignols.

- Oui, monsieur.

Les manifestants étaient cernés par un cordon de policiers, aussi blindés que des rhinocéros. Après quelques sommations d’usage, demandant la dispersion du rassemblement, ils chargèrent au pas de course.

Ils compressèrent les séditieux et après quelques coups de matraques pour mettre au pas les plus entêtés, ils les guidèrent vers la sortie.

- Allez, tirez-vous de là, pouilleux ! Leur cria un policier.

Bon les forces de l’ordre locales semblaient aussi amicales que celles de Rain City. Au moins, je ne serai pas dépaysé. Le point positif fut qu’aucune arrestation n’eut lieu, je me demandais d’où venait pareille mansuétude. Le Conseil avait donné des instructions en amont pour ne pas effaroucher les nouveaux venus.

C’est alors qu’une silhouette attira mon attention. Un individu mêlé à ce troupeau que l’on expulsait hors de la place, portait sur sa gueule un masque intégral qui luisait étrangement sous les éclats des réverbères électriques.

Je sentais son regard peser sur moi pendant de longs instants. Encore un drôle d’oiseau dont la présence confirmait l’influence des Corbeaux dans cette ville. Je tournais alors la tête, là où se tenait la Guêpe.

Eh ben, quel talent pour les disparitions subites. Je ne la voyais plus nulle part. Elle avait profité de la confusion causée par l’intervention musclée de la police pour s’éclipser en douce. Dépité par son absence, je me rabattis sur son complice qui avait mené la danse. Pour constater qu’il était devenu tout aussi introuvable.

Je ne les reverrai pas de sitôt pour aujourd’hui.

Mila et Mouez me rejoignirent, suivis bientôt de Eric et Esa.

- Qu’est-ce qu’on fait ? Demandèrent les deux jeunots.

- Vous vous assurez que tout le monde se tienne tranquille, répondit Mila. Ne provoquez pas d’incident.

- Et s’ils nous provoquent ? Insista Esa qui montrait discrètement les soldats les plus proches de nous.

Je me rappelais à cet instant que nous possédions toujours nos armes avec nous.

- Ne tirez que pour vous défendre, intima Mouez d’une voix tranchante. C’est bien compris, les enfants ?

Il était évident qu’il fallait éviter de donner du grain à moudre à la propagande du Conseil, que nous allions bientôt confronter. Mouez dévisagea longuement les deux tourtereaux pour être certain qu’ils avaient bien assimilé les instructions.

Nous étions maintenant parés à rencontrer les Démons de Destan, ceux qui dirigeaient les dernières miettes de la civilisation humaine.

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