Un fou pour croire
Ça fait longtemps. Bien trop longtemps que je n’ai pas contemplé la lumière caressante du soleil. Cloîtré entre ces murs, je peux entendre et sentir mes semblables qui comme moi, s’ensommeillent de leurs trop longues lamentations. Suis-je le seul à garder un espoir, une étincelle ? Suis-je fou de croire que je puisse être choisi à nouveau, comme avant ? Le glissement d’un regard au moins, la chaleur d’une paume, pouvoir encore une fois m’ouvrir sur le monde. J’ai tant à offrir… Mes histoires, mes secrets. Tout est là, à portée d’une main qui ne vient plus et nous laisse jaunir dans cet antre sans vie.
Je me souviens de ces rires qui résonnaient, des larmes que mes confidents versèrent hier, dont il me semble toujours sentir la tiède rondeur, ou même des frissons que je provoquais parfois.
– Vous autres, tout le monde ! Dites quelque chose ! Réveillez-vous ! Agitez-vous ! N’avez-vous donc plus rien à espérer ? Pensez-vous que vous êtes faits pour rester silencieux et mourir ici ?
Comme toujours pour réponse, ce ne sont que des bruissements étouffés. J’en entends qui tirent sur leurs couvertures pour mieux se cacher et se fermer définitivement. Je crois que j’ai fini par ne plus leur en vouloir.
« Encore un vieux crouton qui délire dans son coin. » Voilà ce qu’ils pensent. Je sais qu’ils ignorent mes appels et me prennent pour un fou. Ils ne comprennent pas, surtout les plus jeunes.
Je les ai vus passer, un par un et j’ai entendu qu’on les installait non loin de là, à mon étage ou celui du dessous. Tous arrivent avec une fierté achevée, leurs idéaux bien imprimés au visage, convaincus d’avoir atteint un nirvana effervescent de sagesse et d’utilité.
« Bien sûr qu’on les choisira encore », avec leurs habits colorés, leurs coiffes brillantes et leurs allures provocantes… Rares sont ceux qui ne déchantent pas, car lorsqu’on finit ici, c’est souvent pour la vie — la moins passionnante possible.
Consommés nos arts et notre poésie, notre musique et nos romances, à l’égaiement d’une société qui ingurgite aussi vite qu’elle oublie. Après toutes ces années de silence, d’immobilisme et de résignation, ça fait encore mal de se voir traités comme de vulgaires objets, sans âme. Comment peuvent-ils tous s’y soumettre avec autant d’aisance, maintenant qu’ils ont eu le temps de comprendre ? Maintenant que les nouveaux venus sont rares et qu’il ne se passe plus grand-chose… Des oubliés dans l’oubli.
Mais si nous n’existons plus pour aucune mémoire, que nous reste-t-il ?
Malgré nos différences, nous faisons tous partie d’un même peuple, nous sommes tous issus de la même matrice, avec un corps tissé d’une âme qui modèle nos caractères, notre force et notre intimité.
Quand je pense à tous ceux qui sont ici… Tous composés des mêmes atomes et pourtant d’une diversité fascinante, aux variations infinies. Il y a les tout fins qui gonflent le torse pour se donner une contenance, les petits gros qui semblent posés là, indéracinables, qui veulent impressionner et finalement repoussent, les grands maigres qui dépassent tout le monde d’une tête, mais qui n’ont pas grand-chose à dire, les brutes épaisses, imposants mastodontes qui peuvent balayer tous les doutes d’une seule phrase, à condition qu’elle ne soit pas trop longue, les voyageurs au physique marqué, les maltraités qu’on a démembrés, amputés ou roulés dans la boue, les vieux à la peau tannée et ridée, les immaculés et les tout lisses qui n’ont jamais vraiment eu l’occasion de s’exprimer, les laissés-pour-compte, les satyres, les coquins qui transpirent de sensualité plus ou moins lubrique, les jeunes éplorées qui ne sortent pas de leur histoire à l’eau de rose, les chevaliers en quête perpétuelle d’aventures rocambolesques, les penseurs dont on ne suit pas toujours la pensée ou les bizarres qui parlent d’autres univers, d’autres mondes ou encore les scientifiques, souvent froids et sans passion… Nous sommes tous là, où un destin railleur a cru bon de nous rassembler pour mieux disposer de notre savoir, si tant est qu’il ne nous ait pas oubliés définitivement.
« Vieux crouton »… S’ils me connaissaient au moins, s’ils me voyaient à l’intérieur. À moi tout seul, je suis une anthologie ! Ah, j’imagine qu’il vaut mieux parfois rester dans l’illusion plutôt que de souffrir le poids de la vérité. On ne veut plus écouter les « vieux débris » et leurs légendes, on rêve, on fanfaronne, on part vers l’inconnu et ce qui doit arriver arrive toujours…
– Hé bien ! Laissez-moi délirer et parler tout seul ! Ignorez-moi… Très bien. Moi je vis encore, j’ai toute ma mémoire et si je me mets à raconter, vous n’êtes pas près d’avoir le silence !
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