Chez les Lanzmann

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C’était une famille fraîchement arrivée en ville, avec deux jeunes enfants, Éric et David. Je fis plusieurs séjours chez eux et quelques semaines plus tard, ils décidèrent de me garder à temps plein. Les Lanzmann, c’était leur nom, me redonnèrent pour ainsi dire le goût de mes histoires. Avec leurs yeux émerveillés, Éric et David en demandaient toujours plus, et je ne manquais jamais de leur conter ces surplus féériques, sous les regards amoureux et complices de leurs parents Émile et Juliette. Je guéris ainsi totalement de mon chagrin en ce pays de jouvence.

Et la Première Guerre éclata. Au mauvais endroit au mauvais moment, nous dûmes fuir. Je dis « nous », car dans sa générosité, Émile m’accorda de rester avec eux… Je ne doute pas que l’insistance des enfants y fût pour quelque chose, mais ces gens étaient de toute façon d’une bonté d’âme indéniable. Je connus en cela un bien meilleur sort que nombre d’entre nous qui moururent sous les ruines ou se décomposèrent abandonnés sous la pluie.

De ces jours funestes, je garde pourtant une certaine joie, voyez-vous. En effet, il ne fut pas un soir où nous manquions de nous réunir au coin du maigre poêle avec les Lanzmann. Nous rêvions là, quelques heures, quelques minutes ou toute la nuit, au gré de mes histoires, soulageant ainsi nos consciences et nourrissant notre espoir, au son des braises et parfois des bombes qui crépitaient. Paradoxalement, c’est dans ces moments-là que j’ai trouvé le plus de sens à ma vie.

Malheureusement, bien loin de suffire, la Première Guerre se termina sur les prémisses d’une seconde atrocité encore plus barbare. Nous déménageâmes à nouveau pour vivre, deux années durant, cachés dans une minuscule pièce, dont le souvenir me remplit toujours d’effroi, lorsque chaque secousse pouvait être la dernière, chaque sirène sonner les trompettes de la mort et chaque cavalcade de soldats signifier la fin.

Je frissonne encore en songeant au fardeau que je devais être pour eux. J’essayais de prendre le moins de place possible… Mais ils insistaient pour me garder malgré tout. Et moi, je n’avais nulle part où aller, surtout en ces temps-là, alors je restai. Là encore, dans le réduit de cette vie à l’extrême petitesse, nous conservions une poussière de rêve, en chevauchant les contrées de l’imaginaire, pour échapper à l’oblitération.

Hélas, il arriva ce jour où ce fut vraiment la fin. Une course précipitée dans les escaliers, Émile et Juliette se jetant sur leurs enfants pour les protéger et la porte qui vole en éclats. Qui les dénonça ? Qui avait pu faire ça ? Au travers de l’armoire où je restais caché en silence, j’assistais impuissant à l’arrestation des Lanzmann, eux qui avaient été si bons pour moi. Et je revois le « petit » David me jeter un dernier regard en se retournant… Si j’avais pu, j’aurais sauté de ma cachette et je serais parti avec eux.

Depuis, j’ai appris ce qu’il advint de cette famille qui, comme des millions d’autres, fut victime de son nom, de son passé, de ses croyances et de sa fierté. J’ai appris comment mes frères furent réduits en cendres et j’ai appris à haïr cette part d’humanité qui a rendu ce cauchemar possible. Je fus de ceux qui survécurent, Dieu seul sait comment ; mal en point, sali dans mon corps et dans mon âme, mais encore de ce monde.

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