La Mort Blanche (Première Partie)
Notre Père à tous façonna son antre à la force de ses griffes.
Son palais obscur était immense et magnifique.
Il s’assit alors sur son trône pour admirer sa création.
Je me réveillai en sursaut le lendemain matin. Je rêvais paisiblement d’une course effrénée à travers bois, traquant une biche entre les fourrés de mes quatre pattes puissantes quand, tout à coup, un clairon me brisa net les tympans, recroquevilla le tigre que j’étais et m’abattit net sous la violence du son. Des hennissements de chevaux et de bruyants claquements de sabots résonnèrent dans la forêt, au même rythme qu’une clameur répétée en échos par des dizaines, des centaines, des milliers de voix humaines, masculines. J’entrevis, hagard, des boucliers ronds et des lances tendues dans ma direction. D’un bond, je fis volte-face et courus me réfugier dans les fourrés.
Je me réveillai parce qu’on me secouait l’épaule avec énergie et nervosité, une bougie solitaire dans l’autre main. En sursaut parce que le cauchemar m’avait épouvanté, dressé les cheveux sur la tête ; une sueur tiède dégoulinait le long de mon dos, de mon front et de mes joues avec un débit tel que mes cheveux en étaient trempés, ainsi que mes couvertures et mes braies. J’oubliai les convenances et me réfugiai dans les bras du serviteur qui venait de me lever à grand train, l’air aussi nerveux que moi.
« La Maîtresse désire que vous vous leviez, au cas où il faudrait s’enfuir », me dit-il pourtant calmement.
Ce n’était pas Baharn. Non. C’était l’autre, celui qui le secondait dans toutes ses tâches. Je crois bien qu’il s’appelait Cernunnos. Au-dessus de sa tête, les bois qui étaient apparus en travers de sa chevelure brun noisette me le confirmèrent : il était le seul de nos serviteurs à arborer une paire de bois lorsqu’il perdait sa maîtrise de soi.
Je n’eus pas le temps de me poser mille et une questions que je fus levé, séché, changé et que je me retrouvai dans les bras de ma mère, en bas, dans la pièce de vie. Les clairons retentirent à nouveau à l’extérieur, plus puissants que jamais à mes oreilles. Je balayai la pièce du regard mais n’aperçus pas mon père. Tout au plus, je scrutai un molosse noir, assis près de l’entrée, qui découvrait les crocs, la queue battante. Baharn. Baharn avait revêtu sa forme de chien et fixai un point encore invisible à mes yeux, par-delà la colline. Ma mère et moi nous approchâmes de l’entrée, et le serviteur tourna lentement la tête vers nous, sans rien dire. Ensuite, il retourna à sa contemplation paysagère. Je suivis son regard et j’aperçus enfin la chose qui retenait toute son attention. Ou plutôt les choses, car il y en avait plusieurs.
C’étaient des n’draekan sans queue, ni ailes, armés jusqu’aux dents. Certains étaient juchés sur leurs montures, elles aussi dépourvues d’ailes, et sonnaient le cor, exaltaient les troupes. L’un des chevaux se cabra sous un discours galvanisant. Je comptai une bonne vingtaine, non une trentaine de têtes à vue d’œil. Enfin, j’entrevis mon père qui leur faisait face un peu plus bas. Son reflet d’âme frêle s’était accroupi derrière son jumeau, en attente d’on ne savait trop quel évènement, le regard fixe, tous les autres sens en alerte. L’autre partie était restée debout mais quelque chose de flou dans son anatomie – sa double anatomie – me conduisit à cligner des yeux à plusieurs reprises, pour être bien certain de ce que je voyais. Une ombre floue et tenace voilait ses ailes et ses queues, probablement pour laisser penser aux autres que nous étions des leurs ? Ma mère et moi nous tenions dans l’ombre, afin d’éviter qu’ils nous voient.
L’un des cavaliers s’approcha de mon père à pas lents, conquérants. Il avait la tête haute, le visage hautain et était richement vêtu derrière son imposante armure de métal couleur rouille. Son destrier était blanc. Aussi immaculé que la folie qui teintait le regard de mon oncle en robe. J’eus très peur à cette pensée. Était-il fou lui aussi, comme mon oncle ? Maman me frotta le dos entre les ailes, pour me rassurer. C’est alors que le cavalier arrêta son cheval et parla d’une voix si forte que j’entendis parfaitement la teneur de la conversation.
« Par César, notre commandant légitime, ces terres sont à présent nôtres ! Abandonnez-les-nous sans rébellion, et vous aurez la vie sauve et l’honneur de travailler pour une personne noble. Résistez et vous mourrez. »
Je plissai les yeux et distinguai d’autres hommes, tapis dans la forêt proche. Ils étaient trahis par leurs armures resplendissantes. J’examinai alors le casque du cavalier, fort étrange au demeurant : il ressemblait à un bol. A un bol posé sur la tête. Dans un métal orangé que je ne connaissais pas bien.
« Je refuse, répondit simplement mon père en écho.
— Q-Qu… Pa-Pardon !? » s’insurgea le soldat, furibond.
Il dégaina son glaive, le reflet d’âme frêle de mon père se raidit sans que le cavalier ne l’aperçoive. J’entendis Baharn gronder férocement, les poils du dos hérissés. Visiblement, le cavalier ne s’attendait pas à cette réponse.
« Ces terres n’appartiennent qu’à moi et à moi seul », poursuivit mon père sans se démonter.
Et pour reprendre l’expression de son interlocuteur, il conclut, le sourire dans la voix :
« Abandonnez sans rechigner, et vous vivrez. Résistez et vous mourrez. »
Le cavalier ordonna l’attaque, éperonna son cheval et se précipita sur mon père. Son reflet d’âme frêle bondit, intercepta le glaive et fit descendre le soldat à terre. Paniqué et sans plus aucun maître pour le guider, le cheval s’enfuit sans demander son reste. Le reflet d’âme plus massif de mon père brisa aussitôt la nuque du commandant d'une seule torsion. La scène ne dura que l’espace de deux battements de cils. Baharn se leva soudain et se précipita dans la mêlée en aboyant.
La troupe de soldats exécuta l’ordre, sans paraître remarquer que leur supérieur avait rendu l’âme. C’était des Celtes, des Bretons tout comme nous, enrôlés de force peut-être bien. Allez savoir ?
Baharn bondit et plongea ses crocs dans la gorge d’un des guerriers en grondant. Mon père se battait sur deux fronts : sa part frêle déviait, esquivait, se faufilait comme un serpent entre les lances, les lames, les gourdins, brisait les doigts, les poignets, retournait les coups assénés avec plus de minutie et de virulence qu’un boucher ; sa part forte fonçait dans le tas sans se poser de question, broyait crânes, mâchoires, bras et jambes comme s’il s’était agi de branches mortes. Mais jamais, en aucun cas, les deux parties ne se séparèrent l’une de l’autre. Cela arriva pourtant qu’elles suivent une trajectoire différente pour prendre l’une des cibles en tenaille, mais elles revenaient irrémédiablement l’une vers l’autre. Le reflet d’âme frêle était plus rapide, plus souple, et défendait son « jumeau » contre toute attaque. L’autre se chargeait d’encaisser quelques coups perdus dans la mêlée, de frapper fort. De tuer.
Il se transforma en tigre d’un blanc annonciateur de mort, laissant ses vêtements derrière lui, juste avant de bondir sur un énième guerrier et de lui trancher la gorge d’un coup de patte puissant. Ce fut une véritable boucherie, dans un concert de grognements et de hurlements. Les soldats embusqués dans la forêt, désemparés de la perte de leur commandant dont ils s’étaient enfin rendu compte, s’enfuirent en débandade à travers les fourrés. Sauf que les tigres les avaient aperçus, et rugirent. Je tournai la tête juste à temps pour apercevoir Cernunnos emprunter la porte arrière, celle qui donnait sur notre cour.
Trois cauchemars apparurent au coin de la maison, attirés par l’odeur omniprésente du sang et de la viande en contrebas. Ils ne nous jetèrent pas même un regard, sifflés par mon père. Comment vous les décrire… C’étaient nos montures à nous. Des chevaux. Ils possédaient de larges ailes noires, un corps maigre comme un fil de fer dont on apercevait sans mal les côtes marquer la peau de cuir, uniformément noire, de ces bestioles. Elles présentaient également un cou chevalin tout aussi squelettique, quatre pattes reptiliennes armées de griffes acérées, une queue tout aussi reptilienne et… des dents. Beaucoup de dents. Une rangée de dents aussi pointues que des aiguilles. Des cauchemars, tout simplement.
Les trois créatures se ruèrent sur les cadavres, découpèrent quelques centimètres de viande et se les disputèrent mollement : il y en avait bien assez pour tout le monde. Et tandis que je les regardais festoyer, je me rendis compte que mon père et son serviteur avaient disparu de la colline, probablement à la poursuite des survivants. Cernunnos nous rejoignit d’un pas traînant.
« Hé bien, voilà une contre-attaque rondement menée par le maître. Comme toujours, ajouta-t-il, confiant.
— C’est vrai, répondit ma mère, soucieuse. J’espère que cette hécatombe forcera les humains à réfléchir davantage. Mais j’en demande peut-être trop. »
Elle poussa un long soupir las. Papa émergea des fourrés couvert du sang de ses victimes, Baharn – ayant retrouvé sa forme normale – sur les talons. Papa retrouva également sa forme draëke, se glissa dans ses vêtements dans un râle de contentement, flatta l’encolure de ses bêtes avec assurance, et les encouragea à dévorer tout ce qui passait à leur portée, puis grimpa la colline pour venir à notre rencontre.
Je demeurai fasciné par le spectacle qui se déroulait en contrebas : les cadavres amoncelés les uns par-dessus les autres et peu à peu dévorés par nos cauchemars affamés, le sang qui couvrait la plaine d’un rouge vermillon des plus saisissants, la presque immobilité de l’instant comme si le temps s’était soudain arrêté.
J’aperçus Baharn embrasser la forêt du regard, puis s’accroupir et fermer les yeux comme s’il cherchait d’autres traces d’intrus. Il se redressa après ce qui me sembla être des heures et nous rejoignit, en flattant le flanc d’un des cauchemars qui lui adressa un bref regard avant de retourner faire ripaille.
« La menace a été totalement annihilée, mon seigneur », annonça-t-il à mon père du même ton neutre et morne tout en posant le genou à terre devant lui.
Il baissa la tête en signe de soumission et je surpris un sourire de satisfaction étirer ses lèvres. Père hocha la tête, tout aussi satisfait, lui aussi, et balaya la plaine du regard.
Le soir tombait sans nouvelle armée pour nous terroriser ou nous annexer. Ce fut un calme plat étonnant, mais bienvenu cependant. J’étais resté près de ma mère pour l’assister dans sa récolte des légumes que nous cultivions dans un champ à l’arrière de la maison.
Notre maison se suffisait à elle-même avec quelques ares de champs et de prairies pour notre bétail, et, je l'avais déjà évoqué, nous mangions de tout avec une dominante pour la viande. Nous possédions une basse-cour située à l’écart où Baharn élevait même quelques coqs de combat pour des joutes amicales entre lui et d’autres n’draekan du bas monde.
Je n’avais pas le droit de m’approcher de son jardin secret mais cet endroit m’attirait irrémédiablement. Les enfants ne sont pas faits pour obéir aveuglément aux ordres, après tout. Mais je laissai cela pour plus tard et me contentai de la récolte pour l’heure.
Un tout autre évènement allait occuper mes pensées cette nuit-là. A l’heure du souper, mes oreilles tintèrent et je retins une vive grimace. Elles allaient et venaient en mouvements brusques, dérangées par un bruit continu, une sorte de « ploc ! ploc ! » incessant et régulier.
Je me levai, intrigué, et m’approchai de la porte avec précaution, que j’ouvris. Le bruit continu se précisa. Un rideau mouillé rendait le paysage méconnaissable, transformait la terre en boue humide et s’abattait avec force et énergie. J’entrevis une goutte me passer devant le nez et avançai la tête pour apercevoir ce que c’était. C’était la première fois que je prenais conscience de la pluie.
Dans l’obscurité, je crus apercevoir des ombres mouvantes dans le lointain et j’écarquillai les yeux afin d’en savoir plus. Je m’avançai, prêt à sortir sous la pluie pour découvrir si c’était bien le fruit de mon imagination.
« Raheem ! » fusèrent deux cris paniqués.
Je n’eus pas le temps de tourner la tête pour savoir ce que mes parents me voulaient. Je fus saisi par la peau du cou et vivement ramené en arrière près du feu réconfortant.
Je secouai la tête sans comprendre ce qui les avait alertés, tendis la main vers la porte en gémissant.
« Il vaut mieux rester à l’intérieur, c’est dangereux dehors », me dit mon père en fixant l’extérieur comme si un énorme monstre y était tapi, prêt à bondir.
Ma mère avait porté une main sur sa bouche, interloquée et angoissée par ce qui avait failli se produire. Je ne compris pas leur terreur, m’échappai et me précipitai sur la porte.
J’allais franchir la porte à nouveau lorsque deux mains puissantes s’abattirent à nouveau sur moi, l’une tirant sur ma queue, l’autre sur la peau du cou comme la première fois. J’étouffai un râle de colère dans mon incompréhension.
« Je veux voir ! Je veux voir !
— C’est trop dangereux, reste à l’intérieur », commanda mon père avec autorité.
Je me tortillai, boudeur, désireux de retourner à la porte. Une claque forte sur la fesse gauche m’arrêta net dans mon élan ; je m’immobilisai sous le choc du coup et tournai la tête vers mon père, vers son reflet d’âme bâti qui m’avait attrapé.
Je m’assis devant lui alors qu’il me lâchait, l’air plutôt mal à l’aise, et le scrutai attentivement. Il ne m’avait jamais frappé. Jamais.
« Pourquoi c’est dangereux dehors ? demandai-je au bout d’un long moment.
— La pluie est néfaste pour nous. Elle te brûlerait la peau et te tuerait si tu t’avisais de rester trop longtemps dessous. »
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