Entre peine et rire (Deuxième Partie)
Au début, la cohabitation s’avéra plutôt compliquée ; ma tante se mettait à pleurer et à hurler certaines nuits, ou bien croyait voir un monstre affreux et s’enfuyait dans la campagne sans crier gare ; mes parents lui couraient alors après pour tenter de la calmer par tous les moyens, à force de paroles caressantes et d’herbes infusées. Mon oncle ne réagissait plus à rien et demeurait prostré ou sur le toit de la maison, où il aimait se percher d’ordinaire, ou dans la salle de vie commune, où il se roulait en boule près du feu et ne remuait plus un poil de fourrure. Quand je n’avais rien d’autre à faire, je m’asseyai près de lui et je lui racontai mes découvertes de la journée ; il dressait alors une oreille ronde dans ma direction, signe de toute son attention, et je le quittai alors avec un sentiment d’échec et d’amertume. Papa venait m’épauler parfois, il déposait alors délicatement le corps du tanuki sur une paire de genoux, et moi je m’installai sur la seconde, et il se lançait dans de grands récits qui avaient trait, semble-t-il, à un passé fort lointain. Et son récit commençait toujours à peu près ainsi :
« Il était une fois un jeune draekan plein de fougue et de malice qui n’avait peur de rien, d’absolument rien. Au contraire, plus c’était dangereux et plus il fonçait tête baissée, aimant le risque et l’adrénaline qu’il engendrait dans sa tête et dans son corps. C’est ce qui le poussa un jour à vouloir mesurer la distance entre la surface et le centre de la Terre. Il berna et piégea l’un de ses frères, au sommet d’une haute stalactite au-dessus d’un ravin très profond. Les injures de son voisin eurent pour effet de le faire rire, plonger dans le vide et atteindre ses limites. Il venait sans le savoir de réaliser une prouesse de bêtise et de courage jusqu’ici inégalée, et força l’admiration de toute sa fratrie. »
Le contenu du récit changeait toujours, invariablement. Mais celui-ci parut éveiller l’attention de mon oncle Kanzaki car il dressa les deux oreilles, soudain attentif.
« Il se murmurait parmi eux, poursuivit mon père qui affichait un sourire affectueux tout en caressant son frère, que rien n’était impossible à ce jeune draekan fou, et qu’il pouvait tout plier à sa volonté, à sa soif du danger. Et il prouva, par la suite, être à même de faire honneur à sa réputation. Ce draekan-là, ajouta mon père, ce jeune fou s’appelait Kanzaki. »
Kanzaki ouvrit alors les yeux et souleva sa tête pour regarder mon père droit dans les siens, fixement, sans animosité. Un certain nombre de choses parut passer entre eux, sans que je sache bien quoi, puis l’animal détourna la tête pour ne pas provoquer le maître des lieux sur son territoire.
« Et c’est ce même fou, poursuivit mon père avec patience, qui m’a dit un jour que le temps ne s’arrêterait jamais de tourner, malgré nos pleurs et notre chagrin, et qu’il nous faudrait suivre sa course. Non pas oublier ce qui a été perdu à jamais mais plutôt penser à ce qui pourra être demain. »
Il caressa la tête du canidé de sa grosse main calleuse et celui-ci n’y demeura pas insensible : il courbait le cou et donnait de légers coups de tête pour enjoindre mon père à continuer. Là, dans ma tête, ainsi posé sur les genoux de mon père, je me fis la réflexion que Kanzaki ressemblait davantage à un très gros chat dorloté à souhait qu’à un draekan effrayant. Cette image dansante dans mon esprit me fit sourire d’amusement.
« Réfléchis-y mais le statu quo n’amène jamais à rien, Kanza. Tu m’as toujours été de bon conseil à l’époque, alors applique tes propres leçons à toi-même. Aneko a besoin du jeune fou rieur qui lui sert de mari, pas d’une larve atrophiée. »
Le tanuki découvrit ses crocs d’ivoire et gronda férocement pendant quelques instants, digérant mal l’insulte qu’on venait de lui offrir gratuitement. Puis, il se tut et ses yeux noirs retournèrent dans une contemplation attentive de l’âtre craquant et brûlant de la cheminée.
Le temps devait donner raison à mon père ; Kanzaki parut s’éveiller en douceur d’un long, très long cauchemar en notre compagnie. Il accompagnait souvent papa dans ses patrouilles matinales, trottinant derrière lui à petits pas pressés, et je devais alors courir derrière eux avec l’énergie du désespoir pour qu’ils ne me laissent pas en arrière. Petit à petit, je pus être témoin de ses compétences en magie dont j’étais au demeurant très curieux et il paraissait ravi d’avoir un public. L’éclat rouge que j’apercevais encore dans ses yeux noirs se faisait plus ténu, plus discret et ma peur du mage noir s’amenuisait avec lui.
De mon côté, je poussais, m’allongeais et j’acquérais plus de force dans mes petites jambes. La marche exclusive à quatre pattes me paraissait déjà loin, quand bien même un draekan ne cessait jamais complètement de se mouvoir de cette façon. La bipédie n’était jamais qu’affaire d’apparence, de dignité et synonyme d’une vision plus étendue chez mes semblables. Et, paré de ma plus belle assurance, je commençai également à me trouver un appétit bien plus vorace, et à développer mes instincts de chasseur. Un lapin égaré dans un champ, une taupe curieuse sortie de son trou, un renard venu flairer l’une de nos poules… Chaque fois que je voyais quelque chose sortir de l’ordinaire et se mettre en mouvement devant mes yeux avides, j’étais pris d’une irrépressible envie de la pourchasser et d’enserrer mes crocs autour d’un corps au sang chaud. Malheureusement pour moi, je n’étais jamais assez rapide et mes mâchoires claquaient régulièrement dans le vide.
Une fois, mon instinct de chasse se retourna drastiquement contre moi lorsque je ressentis le besoin impérieux de faire valoir mon nouveau statut de prédateur au coq de la basse-cour. Ma mère s’occupait du jardin potager, comme à son accoutumée, et mon père devisait gaiement avec mon oncle près du porche. J’étais seul devant le poulailler, à faire les cent pas dans l’attente du bon moment pour attaquer ma cible. Un poussin tout juste sorti de son œuf ? Trop facile et peu glorieux. Une poule pondeuse ? A quoi bon alors que l’on pouvait se mesurer au coq et lui faire comprendre qui était le véritable maître des lieux ?
Ce fut l’une de mes plus grandes mauvaises idées en ce bas monde ingrat.
À peine lui avais-je bondi dessus et enserré une aile entre mes dents que le volatile me frappa avec violence avec celle qui lui restait pour se libérer, puis m’assena pléthore de coups de becs douloureux sur le nez, le front, les joues, le sommet du crâne alors que j’avais instinctivement baissé la tête pour protéger mes yeux. Et quel vacarme ! Il poussait des piaulements outrés à en réveiller les morts, et une tornade de plumes envahit ma vision et joncha bientôt le sol.
« Qu’est-ce qui provoque tout ce raffut ? » entendis-je faiblement crier mon père qui venait aux nouvelles.
Je pris la poudre d’escampette en gémissant de douleur pour m’éloigner de ce monstre tout à coup deux fois plus gros qu’avant et visiblement possédé par l’un des esprits maléfiques de la pluie au vu de sa virulence, et constatai avec effarement que la bête me courait après dans l’espoir de me porter le coup de grâce. J’accélérai l’allure, ventre à terre, aperçus deux paires de pieds et me réfugiai aussitôt derrière. Le coq pila net devant les mains griffues de mon père qui, d’un geste vif, lui intima de rejoindre sa basse-cour et de cesser d’importuner les honnêtes gens.
« Que la peste soit de ce coq, entendis-je alors râler mon père qui reporta aussitôt sa colère sur moi. Par tous les dieux, qu’est-ce qui t’a pris d’aller importuner cet animal !? N’as-tu donc pas une once de bon sens pour t’attaquer à plus gros que toi ? »
Ma mère accourut pendant sa diatribe, me serra dans ses bras avec énergie et vérifia que je n’étais pas blessé. Plus de peur que de mal heureusement. Puis, j’entendis un rire fuser de l’entrée de la maison et me retournai vers son origine ; mon oncle nous avait observé et riait de ma déconfiture. Son rire était… agréable à entendre, malgré l’humiliation qui peignait mes joues en rouge. C’était un rire léger, clair et très communicatif.
« Parce que tu trouves ça drôle, toi ? grogna mon père de plus belle.
— C’est même irrésistible, répondit Kanzaki en riant de plus belle. La créature la plus puissante sur cette terre pourchassée par un coq vindicatif. Il y a de quoi rire, vraiment ! »
Il se roula par terre en se tenant le ventre. Mon père roula de grands yeux devant son attitude et continua de me sermonner encore un bon moment.
Les membres endoloris suite à ma déconfiture, je m’étais abstenu de tenter d’autres aventures du même acabit. Une seule m’avait suffi. Mais je me plaisais à penser que mes piteux efforts ne s’étaient pas révélés inutiles : mon oncle riait et plaisantait à tout venant, m’offrant alors une nouvelle facette de lui à apprendre et à comprendre. Pour Kanzaki, tout devenait soudain un jeu. Des guirlandes bigarrées tombaient des frondaisons, la paille se transformait en tapis de velours doux sous les pieds, le feu ronflait dans la cheminée sans aucun bois pour l’allumer, et il s’improvisa marionnettiste pour nous raconter des histoires toutes plus farfelues les unes que les autres. Il racontait des histoires de princesses qui sauvaient leurs princes de créatures difformes et boueuses, des mêmes princes qui se liaient d’amitié avec des dragons ancestraux et devenaient tantôt fermiers, tantôt forgerons. Et ils vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants. Ou peut-être pas tant que ça, au final.
J’adorais toutes ces histoires, et j’en riais tous les jours. Mes parents secouaient la tête, un franc sourire amusé sur les lèvres, et ne disaient rien. Qui aurait pu décourager un Kanzaki qui faisait son Kanzaki, après tout ?
« Aïe ! s’exclama alors ce dernier en desserrant malencontreusement sa prise sur l’une de ses marionnettes qui s’écrasa au sol sans bruit. Et le prince mourut au moment d’atteindre l’apogée de sa quête, quel dommage ! Pauvre petit, une mort affreuse, si jeune. »
Nous rîmes à nouveau, et je manquai de peu de m’étrangler d’ailleurs. D’une moue presque réprobatrice, sa femme – qui l’observait depuis le début de la soirée – se leva enfin du recoin où elle s’était tapie et le rejoignit derrière son petit théâtre improvisé. Elle ramassa la marionnette de bois et dénoua tous ses fils emmêlés avant de poursuivre d’une voix cassée :
« Regardez, braves gens et nobles dames ! Notre héros n’est pas mort, non ! Le prince se releva d’entre les morts, l’épée au vent, l’œil clair et le cheveu brillant. Il enfourcha son destrier, sa monture se cabra avec fierté et repartit d’un grand galop en quête de son fabuleux trésor. »
Était-ce de l’admiration que je perçus soudain dans l’œil de mon oncle ? Il avait les larmes aux yeux, tut un reniflement modeste et un rayon de soleil illumina son visage lorsqu’il sourit à ma tante. Il empoigna ses autres marionnettes et entra dans son jeu.
« Ce trésor qui lui avait été ravi par les pies voleuses et qu’il devait retrouver à tout prix pour son honneur, et épouser sa bien-aimée.
— Son bien-aimé, très cher », protesta aussitôt Aneko avec une ferme assurance.
Une légère pause. Ils se consultèrent du regard. Kanzaki lui vola un baiser et je détournai la tête avec dégoût. Beurk.
« Son bien-aimé, bien sûr, mais où avais-je donc la tête ?
— Assurément pas sur tes frêles épaules, ara [1]. »
Le spectacle se poursuivit jusque tard dans la nuit, dans une joute incessante entre le mage et sa magicienne pour le prix du meilleur conteur. Le prince avait fini par retrouver son trésor, vaincre les pies et épouser son amour de toujours envers et contre tous. Puis, deux femmes se promirent un amour éternel jusque dans les affres de la mort et revivaient inlassablement une vie nouvelle dans l’espoir de retrouver leur moitié, que leur position sociale, leur espèce ou leur sexe change avec le temps. Un autre prince se couvrit d’honneur en débarrassant les alentours de son royaume de rats ailés aussi gros que des chevaux à l’aide de sa simple langue affûtée. Et ainsi de suite.
De plus en plus las, je m’endormis dans le giron de ma mère après avoir tenté en vain de garder les yeux ouverts. Mes paupières se montrèrent intraitables et le sommeil provoqué par la harpe de Dagda m’emporta bien vite dans son royaume de rêves et de créatures fantastiques.
~ Petit lexique du Ku'Tan à l'usage des débutants ~
[1] Ara signifie chéri, bien-aimé en langue démone (aussi appelée "Ku'Tan").
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