Carmina - Deuxième Partie

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 Je levai les yeux sur ma cousine qui me fixait toujours d’un regard meurtrier, sans que je comprenne bien pourquoi. Ensuite, elle se leva, s’approcha de moi, me prit par la main et m’entraîna à l’arrière de la maison en disant :

 « Viens, on va jouer tous les deux. »

 Les adultes ne réagirent pas à ses mots mais moi, j’eus l’impression d’un vent glacé me parcourant tout le corps. Mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne, la chair de poule gagna mon dos, mes ailes se crispèrent autour de ma poitrine et ma queue se tortilla en signe d’alerte. Tout en elle, dans son regard comme dans son attitude, témoignait d’une évidente malveillance, malgré sa voix douce de petite fille. Pourquoi m’en voulait-elle autant ? ne pus-je m’empêcher de me demander, vaguement. L’avais-je offensée sans le savoir ?

 Elle m’emmenait vers la porte d’entrée, là où le froid mordant de l’hiver ne manquerait pas de nous piquer les doigts. Et ça me démangeait déjà désagréablement. Je pilai net devant la porte : papa ne serait sûrement pas d’accord, et puis j’avais promis de ne pas tomber malade. De toute façon, je n'avais ni mon manteau, ni mon écharpe qui gratte pour sortir.

 « Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-elle avec agacement alors qu’elle se retournait vers moi.

 — Rien.

 — Alors, viens ! On va jouer.

 — Non.

 — Pourquoi non ? »

 Ses sourcils se froncèrent de contrariété ; mes cheveux se hérissèrent un peu plus sur ma nuque. Je pris une grande inspiration et mon courage à deux mains pour lui répondre :

 « Parce que kanran ne sera pas d’accord. Il fait froid, on va tomber malade et c’est pas bien. »

 Ses yeux passèrent nos parents en revue avant de revenir vers moi, l’agacement ayant grimpé d’un cran supplémentaire. C’est néanmoins avec un sourire narquois qu’elle me répondit :

 « Mais quel gentil garçon à son kanran. Il doit être tellement fier d’avoir un aussi bon chien, bien docile, à ses pieds, n’est-ce pas ?

 — Hé ! me fâchai-je à mon tour, piqué au vif. Je ne suis pas un chien !

 — Prouve-le ! Un vrai draekan affronte la neige à mains nues. Si tu n’en es pas capable, tu n’es qu’un couard. Un bébé pleurnichard. »

 Que… Pardon… ? Quoi !? Plaît-il !? Qu’est-ce qu’elle venait de dire, cette greluche !? Un « couard », un « bébé », un « pleurnichard » ? Une boule de frustration me remonta le long de la gorge, lentement, sûrement. Des accusations injustes, mais comment les réfuter ? Sortir dehors sans protection ? Que récolterais-je ? Des remontrances, une punition, peut-être même pire : le nez reviendrait me chatouiller encore plus fort, coulerait et m’obligerait à rester à l’intérieur tout l’hiver. Ah ça non !

 « Tu mens », fut tout ce que je réussis à lui dire de concret.

 Elle s'était déjà avancée dans la neige jusqu'aux chevilles. Mais... Mais enfin... !? Elle allait se tuer ! Une grimace de douleur furtive effleura brièvement ses traits pour s'envoler aussitôt, comme si de rien n'était. J'aurais pourtant juré... Comment faisait-elle pour... ? Je voyais l'eau gelée attaquer sa peau brune sans qu'elle ne remue le moindre cil, sinon serrer les dents. Pas un son, pas un cri ne sortit de sa bouche. Elle se dressa de tout son long dans la neige, droite comme un i, et me gratifia d'un regard supérieur... que j'eus très envie de lui enfoncer un peu plus profondément dans les orbites. Folle ! Cette fille était complètement folle ! Inconsciente et téméraire, aussi, et j'ignorais encore à quel point elle était démesurément cinglée.

 « Bon, moi, je rent… »

Splaaatch ! Quelque chose de mouillé et de froid venait de s’écraser contre mon ventre – heureusement pour moi, je portais une tunique. Je me croyais tiré d’affaire et quitte pour une bonne frayeur, prêt à inonder de noms d’oiseau cette imbécile qui s’était crue drôle de me jeter une boule de neige en toute impunité, lorsqu’une vive douleur au menton m’arracha un hurlement et des larmes. Mon cerveau tira la sonnette d’alarme à grands cris : ça brûlait, ça brûlait, c’était atroce, arrêtez ça, que ça s’arrête, il fallait absolument que ça s’arrête !

 « Raheem ? Qu’est-ce qui se passe ? »

 Je n’aurais su dire s’il s’agissait de mon père ou de ma mère, j’étais bien trop occupé à tenter d’éteindre le gel brûlant au bout de mon menton ; j’utilisai mes mains, mais ce fut pire, car la brûlure se propagea à mes doigts, je roulai au sol, fou de panique, incapable de me calmer. Je voulais que ça s’arrête, que la douleur s’arrête à tout prix.

 Je rouvris des yeux larmoyants sur une chaleur bienfaisante là où la neige m’avait marqué ; un feu jaillissait des doigts de mon père dont l’un des reflets d’âme me maintenait immobile devant le second. Il apaisa mes brûlures au menton et aux doigts, me libéra enfin et m’examina sous toutes les coutures en retenant un sifflement entre ses lèvres.

 « On dirait que sa peau a été marquée au fer rouge, mais les brûlures sont bénignes. Elles devraient disparaître avec le temps.

 — Je suis soulagée de l’apprendre », lui répondit ma mère en poussant un soupir.

 Et Carmina ? Je tournai la tête en tous sens, à sa recherche. Je la trouvai enfin dans les bras de Galathée, à sangloter contre son épaule. Nous échangeâmes un regard et un horrible sourire déforma sa bouche alors que ses yeux s’illuminaient d’une méchanceté renouvelée. Un temps d’arrêt avant qu’elle ne hurle :

 « C’est lui ! Il m’a poussée ! Je suis tombée dans la neige ! J’ai mal ! J’ai mal partout, matkal ! Il l’a fait exprès, matkal ! Alors que moi, moi, je voulais juste jouer avec lui, c’est tout. Il a été méchant avec moi. »

 Hein ? Quoi !? Pardon !? Plaît-il !? J’avais bien entendu ? Cette petite garce osait insinuer que c’était moi qui avais tout manigancé ? C’était la meilleure ! Le sentiment d’injustice en moi explosa dans mes veines alors que je lui répondais, furibond :

 « C’est faux ! Je n’ai rien fait ! C’est toi qui as commencé, d’abord !

 — Menteur ! Tu m’as poussée !

 — Ce n’est pas vrai !

 — Ça suffit ! ordonna mon père d’une voix suffisamment forte pour couvrir nos cris. J’exige du calme ! »

 Je me tus, mais Carmina continua de piailler comme une crécerelle que tout était de ma faute, que j’étais responsable de tous ses malheurs, qu’elle serait marquée à vie, et patati et patata. Mais qu’on la fasse taire ! Je mourais d’envie de lui sauter dessus et de lui clouer son museau de souris gouailleuse.

 « Carmina ? continua mon père à son adresse. Pourrais-tu m’expliquer pourquoi sa tunique est aussi trempée ?

 — Je l’ai agrippé pour ne pas tomber, mais je n’ai pas réussi. Il est tombé avec moi.

 — Vraiment ? C’est curieux qu’il n’y ait que le devant de sa tunique qui soit trempé et qu’il n’y ait autant de dégâts sur sa peau que sur la tienne.

 — Tu l’as poussée, Raheem ? me demanda ma mère qui m’avait pris dans ses bras et me jetait des coups d’œil suspicieux. Pourquoi ? Ce n’est pas très gentil. »

 J’en suffoquai de rage, d’injustice, d’impuissance. Les larmes, que je retenais vaillamment jusqu’ici, roulèrent sur mes joues, ma voix se bloqua dans ma gorge en une énorme boule qui refusait de sortir.

 « Du calme, mon petit, reprit maman en constatant mon agitation. Est-ce que tu l’as vraiment poussée ? »

 Je fis « non » de la tête avec véhémence.

 « Menteur ! hurla aussitôt Carmina. Tu n’es qu’un menteur, un bébé, un pleurnichard ! C’est pour ça que tu m’as poussée ! Tu n’es qu’un ignoble jaloux parce que je suis plus forte que toi. Tu es faible. Faible ! Faible ! »

 J’étouffai un sanglot dans les bras de maman. J’entendis alors un glapissement, tournai la tête, écarquillai les yeux : papa venait de déloger ma cousine du giron de sa mère avec ses deux reflets d’âme. Elle se débattit mais un double rugissement sonore la cloua sur place, et la poussa à adopter la posture de soumission habituelle. L’angoisse avait réussi à la faire taire.

 « Je ne veux pas de ce genre de comportement dans ma maison, entendis-je papa grogner à son adresse. Et je compte bien y mettre bon ordre. »

 Pour une fois, j’étais spectateur et non victime de la suite des événements. Retroussée, la robe de laine rouge, pour donner libre court aux claques sur le fessier de ma cousine. Je ne manquai pas de remarquer que des stries rouges marquaient déjà la peau bronzée, et risquai un regard prudent sur la beauté mâle aux yeux verts restée en retrait, ayant perdu tout attrait pour ce qui se déroulait devant ses yeux. Mon oncle Eros semblait… détaché de tout : de son épouse interdite, de sa fille maltraitée par son frère, de ma mère occupée à sécher mes larmes, ou même de moi. Il n’était qu’indifférence et surdité, élégamment assis sur sa chaise à siroter un verre de sang coupé de vin qu’un de nos serviteurs avait eu le bon goût de lui apporter. Pourquoi si peu d’intérêt pour ce qu’il advenait de sa fille, ne pus-je m’empêcher de me demander ?

 Dans un couinement, Carmina retourna dans les bras de sa mère pour y verser de vraies larmes. Père, lui, dressait ses deux reflets d’âme contre son frère, ses cheveux se hérissèrent sur le sommet de ses crânes tandis que ses deux paires d’ailes grimpaient dans les hauteurs de la maison, prêtes à faire éclore leurs innombrables épines d’os que je voyais poindre à travers le cuir noir.

 « Eros, voudrais-tu bien canaliser ta fille, s’il te plaît !? Et y mettre davantage du tien dans son éducation ? J’aurais presque l’impression que son attitude ne te fait ni chaud, ni froid. »

 Mon oncle reposa son verre sur la table avec une délicatesse incroyable, contrastant avec la brusquerie avec laquelle il se leva pour faire face à mon père, leur nez se touchant presque. L’éclat furibond était revenu percer les prunelles vertes du Chat Noir dont les ailes se dressèrent haut dans son dos, en réponse à l’attaque camouflée de mon père. Elles les grandissaient tous deux, leur donnaient l’air si impressionnant que je me reculai contre ma mère en hoquetant. L’air devenait étouffant, irrespirable.

 « Ai-je bien entendu ? Oserais-tu critiquer ma manière de l’élever ? répliqua le Chat Noir sur un ton bas et menaçant. Cette petite n’en fait qu’à sa tête, peu importe le nombre de coups de férule que je lui assène. Mais très bien, cher petit frère monstrueux, je t’obéis et m’en vais y remédier, une fois pour toute. Ôte-toi de mon chemin. »

 Cette déclaration arracha un hurlement de frayeur chez ma cousine, et de nouveaux sanglots. Elle tremblait de la tête aux pieds, agitée de véritables frissons d’horreur pure, alors qu’elle posait ses grands yeux verts écarquillés sur son géniteur. Elle détourna le regard sur la porte, derrière nous, croisa mon regard au passage sans me voir ; une petite souris effrayée. Il n’y avait plus de place pour la malveillance, et j’eus très envie de la prendre dans mes bras pour lui murmurer des paroles réconfortantes.

 Père n’avait pas remué un cil ; il faisait front contre son frère.

 « Elle a eu son compte pour cette fois. Je te demande juste d’être attentif aux fois suivantes.

 — Non vraiment, j’y tiens. Après tout, pourquoi laisser le travail aux autres quand on peut le faire soi-même, c’est vrai ? Tu ne connais pas cette petite comme je la connais : elle a la tête dure. Aussi dure que la femelle qui lui a donné le jour et qui doit te donner les mêmes soucis, compte tenu de ta condition. »

 Un double grognement d’avertissement. J’aperçus la peau dorée de mon père virer légèrement au blanc rayé de noir.

 « Laisse ma compagne en-dehors de tout ça ! gronda, rageuse, la voix de Père.

 — Pourquoi donc !? N’est-ce pas d’elle que je tiens cette draëke ? Cette compagne incapable de me donner un enfant mâle ! J’aurais dû m’y attendre, bien sûr, quand on connaît ses antécédents en tant que mère, et nous avons bien constaté le résultat ! Une draëke faible d’esprit, et un draekan entièrement sous sa coupe, n’est-ce pas ? Cela aurait été trop lui demander de procréer des enfants mâles en parfaite condition physique ! »

 Maman suffoqua devant de telles accusations tandis qu’un double rugissement furieux sonore se faisait entendre en réponse. Je ne comprenais pas : de quoi parlait-il au juste ? Je jetai un regard à ma mère qui dardait des yeux furieux sur mon oncle, puis à une Carmina mortifiée dans les bras de ma tante Galathée qui retenait son souffle, et enfin à mon père dont la fourrure blanche caractéristique avait remplacé la peau lisse et dorée. Maman, me dis-je enfin, il avait insulté ma mère, ça, c’est une chose dont j’étais bien certain. Je gratifiai mon oncle Eros d’un regard venimeux, ouvris la gueule et crachai mon mécontentement, en accord avec la réaction de mes parents.

 C’est alors que ma tante, abandonnant sa fille dans les bras de ma mère, s’interposa entre les deux mâles avec un calme olympien, dans le but bien avéré de les empêcher de s’entretuer. Mon père et mon oncle se regardaient en chiens de faïence par-dessus l’épaule de l’oréade qui s’efforçait de ne croiser aucun de leurs regards meurtriers. Tout comme celle de Père, la peau dorée d’Eros n’était plus qu’une sombre forêt de poils. Son visage autrefois magnifique se laissait tordre par la colère et vicier par les râles ; le splendide sans âme ne devint qu'une gueule aux crocs menaçants, avide de chair et de sang. Sans se laisser démonter par le conflit des deux mâles, ma tante tendit la main vers son compagnon, caressant sa gorge poilue avec délectation. Elle laissa échapper un ronronnement appréciateur, s’avança pour embrasser son champion qui le lui rendit bien volontiers. Eros succomba à ses suppliques muettes et abandonna les armes avec un plaisir mal dissimulé : il ronronnait d'une telle force que des vibrations m'en picotaient les bras.

 Galathée se retourna vers mon père, les yeux baissés, et lui dit sur un ton d’excuse :

 « Nous sommes tous les trois fatigués par ce long voyage, et l’hiver n’est pas là pour arranger notre humeur. La fatigue engendre de la colère, et la colère est une émotion contrariante qui nous fait proférer des paroles qui ne sont pas de notre fait. Clôturons cet incident fâcheux, que les enfants fassent la paix, et poursuivons la soirée en bonne entente. »

 La fourrure avait disparu pour laisser transparaître à nouveau la peau dorée des deux mâles, les épines naissantes s’étaient à nouveau enfouies profondément sous le cuir des ailes qui s’étaient repliées autour des corps. Le calme revint si soudainement que je me surpris à expirer une grande goulée d'air. C'est curieux, je ne me souvenais pas avoir retenu mon souffle si longtemps.

 « Je suis d’accord avec ma sœur, souffla maman d’un ton qui se voulait calme et détaché. Faisons la paix et retrouvons calme et sérénité. »

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