Chapitre 12
Mama eut vite fini son tour, puis donna quelques ordres. D’Arnot fut emmené sans attendre, loin des regards… Un garde fut aussi posté devant la case où reposait Jane, pour s’assurer qu’elle ne tenterait pas de s’évader.
Finalement, le choix du dessert se porta sur un autre prisonnier. Celui-ci était assez gras pour avoir du goût, et avait assez de chair pour offrir une bonne mastication, facteur important pour assurer une bonne digestion. Un peu de croquant, donc. Le malheureux fut immolé tout debout, saigné à blanc, puis débité en menues tranchettes qu’on servit en carpaccio, arrosé d’un alcool issu de la décoction de quelques sèves au Ph douteux. Quand Mama Fishandships estima que tout était prêt, elle monta en haut d’un cocotier, assura sa position acrobatique en enroulant une cuisse autour du tronc, puis, les mains réunies en conque face à sa bouche gourmande, hurla à qui voulait l’entendre (et ils étaient nombreux, les bougres !) :
- À taaaaaaable ! Et que plus personne ne la saute !
Elle n’était pas encore tombée de son arbre que tous les villageois, sans oublier les nombreux voisins, étaient déjà assis en un large cercle autour du chaudron. Deux gaillards le vidèrent.
Le bouillon fut d’abord versé dans un tonneau creusé dans un tronc de cocotier. C’était un jus gras et un peu sirupeux, issu tout droit des tissus adipeux du défunt curé, preuve qu’il avait longtemps vécu à l’abri d’une sérieuse couche protectrice… Les légumes, quant à eux, furent dressés sur de larges feuilles de bananier. Ne restait plus qu’à inviter le curé lui-même…
L’auguste représentant de l’Éternel Absent n’était plus que la moitié de lui-même. Emmailloté dans sa cape de bure, il avait cuit en papillote. Rondouillard de son vivant, il n’arborait plus cette belle peau rose et bien tendue, maintenant qu’il était bouilli. Un boucher arriva et le débita rapidement en petits morceaux qu’il plaça dans une grande gamelle en bois noir. Il n’y avait plus qu’à…
Pourtant, personne ne tendait la main pour se servir. Au contraire, tout le monde semblait attendre quelque chose.
En fait, ils attendaient quelqu’un. Le chef, en l’occurrence !
- Papaaaaa ! hurla Mama, qui s’impatientait déjà. On va commencer sans vous, je vous préviens !
Aucune réaction en provenance de la hutte…
- Papa…si vous ne venez pas tout de suite, vous ne mangerez rien avant demain…menaça-t-elle encore. Et pas sûr qu’il en restera assez pour vous…
Ce dernier argument porta ses fruits. Papa, suivi de Tarzan, émergea de la cabane, une main au-dessus des yeux, aveuglé qu’il était par le soleil au zénith. Tarzan suivait à un pas, se passant la main sur le ventre, montrant par là qu’il mourait de faim. Les deux prirent place. Le repas pouvait commencer. Quand Papa Schizebeurgheure tendit la main pour piocher au hasard dans le grand plat commun, quelques musiciens en retrait entamèrent une petite chanson joyeuse. Puis tout le monde se rua sur les plats !
Tarzan ne fut pas en reste… Plus grand que la plupart des gens assemblés, il lui suffisait de tendre la main pour se servir sans se pencher.
- Mama Fishandchips, vous êtes un vrai cordon bleu ! fit-il en se léchant les doigts. La viande est cuite à la perfection, avec un je ne sais quoi de divin dans le goût de cette viande. Dommage que Jane ne soit pas là pour vous harceler de questions pour vous obliger à lui confier vos petits secrets !
La Mama en question en péta d’aise, signe de grande fierté chez la plupart des espèces bipèdes. Elle souriait de ses trois dents survivantes, tout en pensant aux prochains effets des épices qu’elle avait jetées à l’insu de tout le monde. Quand il fermerait l’œil, ce jeune homme impudent, malgré ses compliments mondains, découvrirait vite de quoi elle était aussi capable. A l’horizontal…
Pour l’instant, elle se contentait de le remercier d’un gracieux signe de tête avant de prendre soin de ses autres convives. Notamment un petit jeune, venu du village d’en face… Mama Fishandchips avait décidément un sacré appétit !
Tarzan, habitué à ce genre de petite sauterie bourgeoise, en tout point semblable à celles qu’il avait coutume de fréquenter à Londres, à l’argenterie près, restait concentré sur son objectif : localiser l’infâme négociant qui marchandait à prix d’or ses bananes, vendues plus tard à Hastings, en Angleterre. Alors, il continuait sa conversation avec Papa Schizebeurgheure.
Ce dernier renâclait encore un peu à lui révéler l’adresse du vilain… Question de principe dans la région. Il n’aurait pas pu prendre le risque de balancer son confrère sans craindre quelques mesures de rétorsion, sachant qu’il vendait aussi des bananes sans le dire à personne. Et surtout pas à Mama qui n’avait pas encore vu le moindre des bénéfices de ce commerce illicite…
- Alors, Papa, où en étions-nous ? fit Tarzan en se pourléchant encore les doigts.
- Tarzan, ne commence pas à me péter les rognons pendant qu’on mange. Profite plutôt de ceux que je t’offre en ce moment !
- Pardonne-moi, mais c’est important, tu le sais bien. Et puis, schulrp… ! ça n’enlèvera rien à la parfaite tenue de cette viande ! Tiens, si tu veux bien m’en resservir un petit morceau, celui-là, là… Non, celui qui baigne dans le manioc, là…
L’ambiance était parfaite ; la musique roulait tranquillement, les villageois se remplissaient la panse, heureux comme des rois, Papa Schize réfléchissait tout en devisant avec le sourire, Tarzan se délectait comme jamais. Pourtant, il réalisa qu’il était le seul blanc à table…
- Dis-moi, Papa ; où sont mes amis ?
- Ben, j’sais pas, moi… demande à Mama, elle doit savoir. Elle sait toujours tout, elle.
Il se tourna vers la chef, mais il ne put rien lui demander. Celle-ci était trop occupée à draguer le petit jeune repéré plus tôt…
- C’est dommage, reprit Tarzan, ils auraient adoré ces plats. Surtout le père O’Reilly, tu sais ? D’ailleurs, je me demande aussi où il est parti, le cher homme. Hum… cette barbaque est vraiment admirable. J’ignore bien ce que c’est, mais c’est rudement bon ! Tu te rends compte, Papa, à quel point on oublie les bonnes choses quand on vit en ville, hein ? Et puis, je vais reprendre un peu de cette sauce. Elle est piquante à souhait, un vrai bonheur ! Papa, tu m’entends ? Mais dis donc, on dirait que tu piques du nez, non ?
En effet, Papa Shize donnait tous les signes d’une somnolence puissante… Tarzan en fut amusé, mais quand il leva les yeux pour regarder autour de lui, il constata que la plupart des convives dormaient aussi !
- Vraiment, ces petits gabarits ne tiennent pas la route, se moqua Tarzan. Tiens ? Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-il soudain en sentant quelque chose de dure dans la dernière portion de viande qu’il venait d’ingurgiter avec gourmandise. Une bague ? Ha, ha.. Papa, c’était donc un volatile que tu nous as offert à déguster ? Une sacré bague, alors ! fit-il encore en s’étouffant à moitié. My Lord, un sacré volatile, même !
Tarzan s’imaginait mangeant de la viande de zèbre, d'éléphant ou de crocodile, mais quand il extirpa un crucifix de sa bouche, il manqua tomber à la renverse.
- Quoi ? Les oiseaux se seraient convertis, eux aussi ?
Il observa la croix avec attention, surpris de voir la valeur d’un tel bijou. Il ne tarda pas à comprendre que ce n’était pas une bague, donc. Mais il n’en comprit la provenance, les yeux écarquillés de surprise, qu’à l’instant précis ou les épices de la chef firent pleinement effet…
Il s’endormit comme une masse, les doigts serrés sur le crucifix, lançant un ultime regard vers Mama Fishandchips…
À suivre…
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