Beaconfields Hotel.
Les cloches de la respectable église d'Hastings sonnaient la fin de l'office. En ce dimanche 19 mai 1912, le soleil brillait de tous ses feux. Alors que la foule se dispersait tranquillement dans les rues de la vieille ville maritime avec la bénédiction du père O'Reilly, un jeune homme, fort élégant dans son costume de belle facture, se dirigeait d'un pas décidé vers Hughenden Road. Ses longs cheveux blonds encadraient son visage fin aux traits admirables. Ses vêtements mettaient en valeur sa musculature puissante, même si sa démarche un peu simiesque nuisait au tableau presque divin du personnage. Son regard bleu, perdu sur les pavés mal joints des rues qu'il remontait au pas de charge, était empli d'une sainte colère. Son grand chapeau noir dans une main, une élégante canne à pommeau d'argent dans l'autre, il avançait sans prêter la moindre attention aux jolies femmes qui le regardaient avec insistance, disposées à lui succomber sans le connaître.
Arrivé à hauteur du numéro 45, il leva la tête d'un mouvement bref pour s'assurer de l'enseigne du pub dans lequel il pénétra sans hésiter : Beaconfields Hotel. C’était l’antre d’un vieil aubergiste un peu contrebandier sur les bords, bien connu au temps de Sa Majesté George, sixième du Nom.
Les talons ferrés du jeune homme firent craquer les planches noircies et grasses du parquet de chêne. Dans l'air flottaient les relents de malt et des houblons tourbeux des cuites de la veille. Au fond de la salle, un piano mécanique jouait encore quelques notes désaccordées au rythme fatigué de ses rouages usés. Vautré dans un grand fauteuil en cuir brun, un vieil homme dissimulé derrière son journal fumait un énorme cigare qui empuantissait tout l'établissement : Edwin Finn.
Sans seulement lever les yeux, celui-ci sut immédiatement qu'il recevait un client inhabituel. Le son des chaussures inconnues sur son plancher taché d'alcool et de vestiges moins glorieux ne lui disait rien de bon. Encore un inspecteur ? Il soupira longuement, repliant les grandes pages de son quotidien. Planqué sous l’immense comptoir en laiton, un vieux fusil de chasse restait à portée de ses mains grasses…
Après quelques secondes d’hésitation, il consentit à se lever. Un client, assis près de la vitrine un peu crasseuse se demanda qui du fauteuil ou du gros homme soupira le plus fort. Le jeune homme attendait que le propriétaire des lieux fût enfin en face de lui. Ce dernier prit son temps, attrapant une bouteille de whisky et deux verres avant de se planter face à lui.
C’était un être gras et sale, au visage mangé par deux énormes favoris tout aussi roux que sa tignasse frisée. Il suait un peu, ajoutant aux tristes parfums des lieux. Son regard vert noyé sous des sourcils hirsutes faisait presque froid dans le dos. Les rides profondes, gravées sur le cuir épais d’un homme dont on devinait facilement le redoutable passé, dansaient sur son faciès rubicond et déjà hostile.
Il tenta un bref sourire de bienvenue, découvrant les restes dévastés d’une dentition rongée par une vie de misère.
- Bonjour My Lord, grogna-t-il d’une voix terriblement grave. C’est un honneur de vous recevoir dans ma modeste auberge. Que puis-je vous offrir ?
- Noix de coco ? répondit le jeune homme sans hésiter.
- Euh… My Lord, j’ai bien peur de ne pas disposer de ce genre de nectar ! s’esclaffa Edwin Finn. Hé, les autres, vous entendez ça ? Ce monsieur voudrait un « jus de noix de coco » !
Surgies de l’obscurité de l’arrière-salle, quelques maigres silhouettes apparurent, comme autant de fantômes revenus des Enfers. Les rires fusèrent, agrémentés de quelques commentaires aigres et menaçants. Dans le décor chargé de souvenirs marins, négociés par quelques clients à court d’argent pour payer leur ivresse d’un soir, ces hommes ressemblaient à des boucaniers émergeant des entrailles d’un terrible vaisseau portant drapeau noir pour enseigne…
- Une bonne bière rousse ne vous conviendrait pas, par hasard, My Lord ? ironisa l’aubergiste.
- Mon cher ami… va pour une bière ! consentit le jeune homme pendant que les autres l’encerclaient.
- Vous ne serez pas déçu, croyez-moi. Mon houblon est le meilleur de toute la côte. Il vous laissera donc le meilleur des souvenirs… lança Finn en clignant de l’œil. Tenez, goûtez-moi ça.
Il lui présenta une énorme pinte en fer bosselé, ourlée d’un épais col de mousse ocre et odorante. Le jeune homme s’en empara d’un geste sec et la vida d’une traite sous les yeux ébahis de l’assistance. Il reposa lentement la pinte sur le comptoir, sûr de son effet, se réjouissant déjà de la suite.
- Une autre, peut-être ? fit-il, ironique à son tour. Ou quelque chose de plus corsé ? Je suis persuadé que vous cachez séant quelque breuvage réservé à forts gosiers, non ?
Finn compris qu’il était urgent de changer de ton. Sans rien dire, il disparut une seconde sous son comptoir pour en revenir avec une bouteille pleine d’un liquide ambré, un peu liquoreux.
- Mon Prince, pour vous… fit-il.
- Non. Pour vos amis…
- Pardon ?
- Servez-les sans tarder. Et puis qu’ils repartent dans l’ombre, voulez-vous ? Nous avons à discuter, loin de ces oreilles indiscrètes…
Le ton mystérieux du jeune homme suffit à le convaincre. Il rassembla quelques verres sur un plateau, ajouta la bouteille puis, d’un coup de menton autoritaire, intima l’ordre à ses sbires de disparaître.
- Alors, Monseigneur, que puis-je pour vous ? grogna Edwin Finn en plantant son regard dans celui du visiteur.
- Monsieur Finn, vous allez d’abord me donner l’assurance que les propos que nous allons échanger resteront frappés du plus grand secret… répondit l’inconnu blond.
- Par Saint-James, monsieur, comme vous y allez ! s’étonna Finn. Mais, avant cela, pourriez-vous me dire ce qui vous a mené ici ? Cet endroit n’est qu’une modeste échoppe ! Et si un jour on m’avait dit que le Beaconfields Hotel deviendrait une place où se nouent les secrets de notre Empire, ma foi, je pense que je filerais sans hésiter sur une île déserte !
- Ne vous moquez pas ! riposta l’autre, indigné du ton léger de son interlocuteur. Je viens ici pour régler un problème qui ne tardera pas à bouleverser le monde s’il n’est pas promptement résolu. Et je compte sur vos connaissances…
Edwin Finn se mordit les lèvres, partagé entre une furieuse envie de rire et celle, non moins intense, de faire lui-même appel aux forces de l’ordre.
- Euh… eh bien, en quoi mes connaissances pourraient-elles servir le monde ? fit-il enfin, le plus sérieusement qu’il put.
- Êtes-vous au courant du prix de la livre de bananes, mon cher Finn ? demanda le jeune homme en se penchant près du visage du tavernier.
- Le… le prix de la banane à la livre, dites-vous ? répéta l’autre, les yeux écarquillés de surprise.
- Oui. La banane !
- Mais… non, je ne sais pas. Faut-il vous avouer que je mange peu de ces légumes-là, Votre Seigneurie…
- Des fruits !
- Plaît-il ?
- Ce sont des fruits, pas des légumes !
- Aah… je vois.
Edwin Finn, ancien flibustier au service de la Couronne et, très vite après, à son propre service, n’en croyait pas ses oreilles. Lui qui avait bourlingué sur toutes les mers du monde, qui avait traversé les plus incroyables aventures, se retrouvait apostrophé par un freluquet en costume du dimanche dans son pub !
Il manqua s’emparer de son arquebuse sous le comptoir pour renvoyer l’énergumène sans autre procès, mais, sans raison apparente, il se ravisa tout aussi vite et décida de jouer le jeu.
- Monsieur, pardonnez ma ganacherie. Mettez-la sur le compte d’un homme qui ne sait pas grand-chose du monde, vous voulez bien ? Pour revenir à votre question, je vous confirme que j'ignore tout de ces fameuses bananes. Mais, avant d’aller plus loin, accepteriez-vous de me dire qui vous êtes et ce que vous attendez de moi ?
Le jeune homme se fendit d’un sourire. Le premier depuis son arrivée. Il rajusta son veston, posa son chapeau sur sa chevelure puis, d’une voix mystérieuse déclara lentement :
- Mon nom est... Tarzan. John Tarzan. Comte de Greystoke, au service de Sa Majesté George VI.
- Et… ?
- Bah… et quoi ? Je suis John Tarzan, Comte de Greystoke !
- Merci, monsieur le Comte, mais que désirez-vous ?
- Ah, c’est vrai ! J’allais oublier de vous indiquer le motif de ma présence dans votre bouge… Voilà : le prix à la livre des bananes ne cesse de monter depuis plusieurs semaines, et pour des raisons inconnues. Ceci ne peut plus durer, comprenez-vous ?
- Ben… pas trop, à vrai dire… bredouilla Finn, à deux doigts d’exploser de rire.
- Il se trouve que je mange de ces fruits divins depuis ma plus tendre enfance. Or, si les prix continuent de grimper, il est plus que probable que Jane, Comtesse de Greystoke aussi, puisqu’elle a l’insigne honneur de partager mes jours, m’interdira d’en consommer plus longtemps, de peur de nuire à notre fortune…
- Je comprends… Monseigneur, fait le tavernier après quelques secondes, bouche bée et yeux exorbités. Et… ?
- Et je voudrais profiter de votre expérience et de vos connaissances maritimes pour remédier à ce terrible danger… répondit Tarzan.
- J’ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour vous, Majesté, déclara lentement Finn.
- Allons, ne vous moquez pas de moi. Tout le monde affirme, ici, que vous fûtes un des plus redoutables marins de notre Royaume… D’ailleurs, je sais quelques personnes bien placées au Ministère de la Police qui seraient heureuses de faire votre rencontre, voyez-vous… ? insista le jeune homme d’un air doucereux.
- Que voulez-vous dire à propos de mes connaissances ? coupa l’autre en méprisant la menace.
- Eh bien, disons que vous pourriez m’indiquer le nom d’un capitaine en partance pour l’Afrique qui pourrait accueillir à son bord une personne dont tout l’équipage ignorerait la présence ?
- Ma foi… monsieur le Comte, voilà une bien étrange affaire pour quelques bananes, non ?
- Il ne s’agit pas seulement de ça ! Il est question de sauver l’équilibre du monde, rien de moins !
- Pour quelques bananes, sérieusement ?
- Mon pauvre ami, je vois que les questions qui régissent la paix de la planète vous échappent totalement… Mais, oublions tout cela et dites-moi si vous pouvez me mettre en contact avec un marin assez courageux pour braver tous les dangers, pour le seul mérite de sauver le monde.
Edwin Finn, tenancier du Beaconfields Hotel, 45 Hughenden Road à Hastings, prit quelques secondes avant de parler. L’affaire était des plus originales, et un autre que lui aurait probablement répondu par la négative. Pourtant, l’aubergiste, ex-pirate, sentit que c’était le Ciel lui-même qui avait guidé les pas de Tarzan chez lui. Ou les cordages qui décoraient les murs, peut-être…
Il réfléchit, cherchant dans ses souvenirs pour trouver celui qui saurait relever le défi proposé par ce Tarzan, John Tarzan. Finalement :
- Monsieur Tarzan… j’ai l’homme qu’il vous faut.
L’autre ne répondit rien. Ils s’observèrent en silence pendant de longues secondes, puis ils se sourirent franchement. Ils n’avaient plus qu’à régler les détails de leur accord…
Ils discutèrent pendant une bonne heure puis convinrent d’un rendez-vous le soir même dans l’arrière-salle…
A suivre...
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