Les corps soumis
Le vent d'avril est un doux souvenir comparé à celui des nuits d'hiver sur le pavé bordelais. Le vent attaque sans relâche. Il s’infiltre partout dans les tissus, plus vicieux qu'un huissier, pique les peaux humides, les larmes abandonnées, il souffle, encore et encore, jusqu'à balayer mon ombre. Mais j’tiens bon. Il ronge mes os, pénètre chaque cellule, glace mes espoirs et mes révoltes. Un corps froid est un corps presque mort. J’ne crèverai pas de froid, moi. J’crèverais de faim, ça oui. C’est notre dernier luxe, choisir comment crever.
Tony nous appelle les ombres, mi-hommes, mi-spectres, nos visages barbus se ressemblent tous. Notre crasse se confond aux murs. Nous disparaissons ton sur ton, comme une putain de coloration de bonne femme. Contre la Basilique Saint-michel, à même le sol, nos corps amoncelés ne forment qu'un amas gris. Nous hantons cet endroit prisé des touristes, des aveugles qui nous transpercent la peau. Nos estomacs vides subissent l’assaut des marchés quotidiens, juste là, devant chez nous. Chez nous, c'est cet assemblage de matelas défoncés récupérés dans une décharge sauvage et ces trois caddies dégueulants nos vies entassées.
Nos muscles ne se relâchent jamais, la dalle maintient éveillée. Faut oublier l’odeur de pisse, de tabac froid, de goudron, et oublier aussi, les marrons chauds du lundi, le parfum des crêpes du restaurant d’à côté, et qu’un jour nous aussi avons été des aveugles. Faut ignorer les étalages de marchandises, les couleurs qui scintillent, l’agitation des badauds du matin, et le silence du parvis le soir venu. Faut s’habituer à voir le monde au niveau des mollets des gens. J’vois comme un gamin de trois ans avec l'acidité d'un vieux débris.
Le corps finit par s’habituer aux privations, ma tête n’y arrive pas. Je muscle mon ventre vide à la fraîche, le gonfle d’eau et de bière avant l’arrivée des premiers marchands. Le déballage de nourriture en devient plus supportable. L’ivresse préférable à l’acuité. La bouche est moins pâteuse et l'esprit plus docile. J’me fais une raison, qui n’en est pas vraiment une. J’me caille sévère. J'crève la dalle. J’bois pour supporter les crampes d’estomac et les nausées, les cons qui bouffent devant nous, et ces brioches parfumées à la fleur d’oranger qui disparaissent dans de jolis paniers.
Tony s’agite, piétine à quelques pas de chez nous, sans dépasser la frontière imaginaire qui nous sépare du monde humain. Il braille des mots confus pour rappeler aux gens que nous aussi on existe. Pas de réaction. J’le laisse faire. J’crois plus à ce ramassis de conneries. Les gens s’en foutent de nos gueules, mais lui, ne l’a pas encore compris. Nous resterons des ombres. Il revient s’avachir sur le matelas le plus retranché et se mure dans le silence. J’crois qu’il est déjà mort mais qu’il le sait pas encore. J’l’envie au fond.
Parfois, on nous donne des fruits gâtés invendables qui deviennent un trésor entre nos mains affamées. Tout notre corps a faim. Souvent il n’y a rien: juste les déchets écrasés à nos pieds et des tours de cagettes éventrées.
Les premiers véhicules municipaux nettoient la place lorsque j’aperçois sa démarche, aussi légère que mon p'tit dej’. Je la reconnais à ses jambes minces et à ses baskets jaune fluo. Je ne regarde jamais son visage. J’veux pas croiser ses yeux. Pour y lire quoi ? J’suis qu’une ombre.
Monde de merde.
***
Je calcule constamment. J’additionne les calories, les multiplie à coup de cuillères dans le pot de Nutella, les soustrais devant la cuvette des WC, mais j'ai beau faire et refaire encore le calcul, je n'atteins jamais le zéro absolu. La note reste salée. Tout coûte cher. Je vis pour manger, me vide pour me resservir. Je suis le pire cauchemar des Flunch, des woks et des buffets à volonté. J'y reste des heures, quitte à vomir trois fois durant. Jusqu'à ce qu'on me vire à coup de radio interrompue, de lumières éteintes et de serpillières déballées.
Mon corps est un contenant qu’il faut gaver comme une oie. Je ne suis pas difficile, tout convient pour satisfaire mon appétit, mon besoin d’être pleine. Je dois combler le manque. Mon estomac est un trou sans faim. Je peux, tour à tour, engloutir des paquets de gâteaux, une baguette ou deux, les restes du repas du midi, du fromage et du soda pour bien faire glisser le tout. L’estomac s’étire, mon diaphragme se compresse. J’enchaîne avec des tartines beurrées, des chips, du jus de fruits et des céréales. J’atteins le sommet de la plénitude. Bourrée de sucre, d’édulcorants, d’additifs, ma honte est étouffée, ma culpabilité noyée. Il ne reste plus aucun espace vide mais je mange encore des raviolis en conserve avec de la mayo à même le pot. J’ai du mal à respirer. Je suis en haut d'un grand-huit. Le monde est à mes pieds. Encore quelques bouchées de crème glacée. La nausée me gagne.
Je calcule comment remplir ce corps plus vite, plus longtemps, jusqu’à la surdose. Les emballages envahissent la table, certains sont tombés par terre, des miettes partout, de tout, de glace fondue, un couteau et une cuillère mais pas d’assiette. Ça remonte dans ma gorge, et me brûle la trachée. Je ferme la bouche. Je ferme les yeux. La descente est brutale. Ce monde est pourri et j'en suis le pur produit de consommation.
Je me gerbe. Je vomis la malbouffe et les calories, la honte et les regrets, eux, restent accrochés aux parois. Vouloir exister pour disparaître la seconde suivante. Pour un instant de flottement. Je ne suis plus qu'un pot de Nutella vide, raclé et léché consciencieusement, prêt à être réutilisé. Le chiffre zéro est à portée de main. Je l’effleure. Le manège repart pour un tour gratuit. Je ne peux pas rester le ventre affamé de mon dégoût.
Quand le tour de manège prend fin, j'enfile mes baskets jaunes et je sors. Je ne calcule plus les gens. Dans ce monde pourri, tout n'est que trahison et mensonge. Je cède aux tentations, aux paillettes, aux lumières hypnotiques d’une fête foraine. Pouvoir se faire peur en tout contrôle ; je suis addict à l’adrénaline, aux loopings, aux variations d’altitudes : des montagnes de bouffe jusqu'au fond des chiottes. Je me réfugie dans les confins de mon esprit, à la recherche d’une petite fille qui n’a pas appris à dire non. Elle erre dans les allées d’un parc à sensations à la recherche d'une main offerte.
Dans la rue, je rencontre une foule oppressante. J'accélère le pas, la peur au ventre d'être dévorée. Je m’enfonce dans les ruelles de Bordeaux en espérant qu’elle me vomira à son tour.
Monde de merde.
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