LE BÉNÉFICE DU DOUTE

6 minutes de lecture

De : lankou@hotmal.com
À : romain.dubois@gmal.com

Date : 27 février 2017 à 16h59

Objet : J-6

Cher Monsieur Dubois,

Je souhaite vous informer par cette missive de l’imminence de votre départ vers l’outre-monde. Dans un soucis de clarté, permettez-moi de reformuler cela plus sobrement: vous serez mort d’ici la fin de semaine. J’espère que ce n’est pas trop brutal.

Veuillez accepter mes sincères condoléances,

A.

P.-S.: Anticipant un certain nombre de questions relatives à cette annonce, je joins à ce message électronique une foire aux questions.

À la lecture de ces quelques lignes monsieur Dubois fut d’abord pris d’un fou rire. Il s’agissait certainement d’une blague de son vieil ami Jean-Yves, un maître en matière d’humour noir. Mais l’incongruité de cet e-mail et la menace qu’il exprimait rendaient son rire nerveux. Un gloussement aigu et frénétique, qui lui secouait tout le buste et faisait remonter ses épaules, en rythme, jusqu’à son double menton. Autant dire que dans son open space peuplé de cadres rigides et taiseux, ce rire faisait tâche. Mais les éclats se transformèrent peu à peu en petits spasmes entrecoupés, semblables à une reprise de respiration. Les joues pourpres et reprenant doucement ses esprits, monsieur Dubois entreprit d’ouvrir la pièce jointe. Histoire de voir jusqu’où allait la plaisanterie.

FAQ

Quel est le but de ce message?

Il ne s’agit en aucun cas d’une menace. C’est une information dispensée dans le but de vous pousser à profiter pleinement de vos derniers jours et à mettre de l’ordre dans votre vie avant son épilogue. Lorsque l’on déménage, il est conseillé de se débarrasser du superflu et de partir léger.

Qui est l’expéditeur?

Peu importe. Le message est plus important que le messager.

Puis-je connaître la date et l’heure exactes de mon décès?

Certainement. Le dimanche 5 mars 2017 à minuit.

Quelle attitude adopter suite à la réception de cet e-mail ?

Vous pouvez choisir de prendre ce message à la légère et vous convaincre qu’il s’agit d’une plaisanterie. Ou choisir, dans le doute, de profiter au mieux des jours à venir. Mais si vous êtes d’ores-et déjà convaincu de la véracité de ce message, je vous conseille de brûler les étapes du deuil de vous-même. Compte tenu du peu de temps imparti, il pourrait en effet être judicieux d’enjamber les phases du choc, du déni, de la colère et de la tristesse pour entrer directement en phase de résignation puis d’acceptation.

Troublé, monsieur Dubois déposa le bouclier du rire à terre. Il tenta de déchiffrer de manière rationnelle ces invraisemblables lignes et présenta dès lors les mêmes symptômes que ceux d’un ordinateur en surchauffe: fièvre, ventilation laborieuse et bruyante, capacités cérébrales limitées, actions ralenties. Ça n’avait pas de sens. C’était forcément un canular. Mais monsieur Dubois, qui n’avait jamais vraiment pris le temps de se poser des questions d’ordre spirituel fut pris d’un doute. Un banal doute. De ceux qui peuvent vite assaillir les hommes sans convictions. Et si c’était vrai ? Et puis, il avait toujours respecté à la lettre ce qu’on lui demandait de faire. Toute sa vie, il avait suivit les consignes comme une otarie domestiquée. De toute façon, il lui était impossible d’ignorer cet e-mail et de l’effacer de la mémoire de son ordinateur ou de la sienne.

Il appela Jean-Yves qui lui jura que, même si ses blagues étaient souvent de mauvais goût, il ne se serait jamais aventuré sur un terrain aussi glauque. « Ma perversité a ses limites ! » s’offusqua-t-il. Et quand monsieur Dubois demanda à son vieil ami ce qu’il ferait à sa place, ce-dernier lui répondit, avec l’élégance qui le caractérisait : « Dans le doute, je me ferais porter pâle quelques jours et je passerais mes journées à vérifier la souplesse de ma petite dame. »

Monsieur Dubois n’avait pas de « petite dame ». Et il était bien trop discipliné pour rater volontairement une journée de travail. Mais il décida de prendre le mystérieux e-mail au sérieux et, conseillé par Jean-Yves, il établit une liste de challenges à relever durant la semaine : partager un moment de tendresse avec une femme (pour le vieux garçon de quarante-trois ans qu’il était, ce ne serait pas simple), aider une nouvelle personne chaque jour, se trouver une passion, faire quelque chose d’inattendu, rédiger son testament et travailler son côté aventurier (jusque-là inexistant) en testant des plats peu ragoûtants (monsieur Dubois se demandait si la perversité de son ami ne s’était pas pleinement exprimée dans ce dernier défi).

Ce fût une semaine mouvementée. Monsieur Dubois enchaîna les speed dating et autres rendez-vous “Meethic”, sans succès. Seulement deux de ces rencontres organisées l’avaient initialement enthousiasmé : Joanna et Colette, l’avaient toutes deux charmé par leurs physiques quelconques mais rassurants. Et surtout, elles semblaient “normales”. Ni dépressives, ni droguées, ni nymphomanes, ni mythomanes. Et c’était déjà beaucoup aux vues de ses précédents rencards, qui lui donnaient l’impression d’avoir traversé un vaste cabinet de curiosités. Mais les deux rendez-vous s’étaient déroulés de la même manière: les apprenties soupirantes s’étaient très vite désintéressées des considérations de leur Roméo sur son métier de comptable et sur les subtilités des tableurs Excel. Chacune avait gardé le regard rivé sur son mobile, avant de filer avec une excuse sous le bras. Et avec la nonchalance de celles qui méprisent tant leurs prétendants qu’elles en oublient de faire semblant.

L’estomac et les papilles de monsieur Dubois furent également mises à rude épreuve entre Jelly Pudding, Criquets grillés sur leur lit de laitue de mer, Cervelle de veau aux câpres, Tripes à la mode de Caen, Biscuits de guêpes ou Soupe de tortue à la noix de coco. Mais ces expériences gustatives extrêmes eurent au moins le mérite de pousser monsieur Dubois à rédiger son testament plus vite. Sans descendant, il dut se creuser les méninges pour désigner un légataire méritant. Il n’en trouva pas. Le brave homme décida par conséquent que ses modestes économies iraient au Centre hospitalier spécialisé Léon-Jean Grégory à Thuir, où sa mère avait été internée pendant presque vingt ans.

Pour ce qui était de la partie humanitaire de sa to do list, il se contenta de divulguer des astuces informatiques sur divers forums, bien souvent transformés en rings virtuels par des lâches en pyjama. Mais au détour d’une discussion sur le virus Heartbleed, il tomba sur le SOS de Lolita75 qui menaçait de se concocter un mortel cocktail. Il tenta alors de trouver les mots pour l’apaiser et après une bonne heure d’échanges et avec un détonnant mélange de maladresse et de délicatesse, il parvint à lui soutirer une adresse. Il fonça chez elle, qu’importe si elle vivait à près d’une heure de chez lui. Elle lui ouvrit, et il sentit la gratitude dans ses grands yeux de panda cernés de mascara. Il la conduisit jusqu’au canapé, la moucha, épongea ses yeux et la borda. Il passa la nuit près d’elle, réchauffant ses pieds de luciole dans la chaleur de ses mains. Un vrai moment de tendresse à n’en pas douter.

Au cours de cette semaine prospère, il arriva même à faire un coup double en se trouvant une passion à l’issu d’un moment insolite. Il se rendit à un cours de trapèze volant, accompagné par un Jean-Yves jubilant de le voir en collants, et passa plus de temps dans le filet que dans les airs. En quittant ce cours pour kamikazes, il passa devant un virtuose du diabolo en plein entraînement. Il fut saisi par un enthousiasme enfantin à la vue de ce sablier volant. Le jongleur perçut l’intérêt du spectateur et l’invita à se saisir des baguettes de bois. Il apposa ses mains sur les siennes et conduisit les mouvements. L’engouement de monsieur Dubois pour cette discipline fut immédiat.

Le dimanche 5 mars, monsieur Dubois se réveilla avec le sentiment du devoir accompli. Il avait vécu plus d’expériences en une semaine qu’au cours de sa vie entière. Et plus important encore : il les avait provoquées. Quel dommage de devoir succomber à l’orée d’une vie plus excitante, pensa-t-il. Mais, alors qu’il venait de rédiger trois lettres d’adieux, destinées à Jean-Yves, à son patron (pour s’excuser de sa future absence) et à Lolita75, il vit un nouvel e-mail s’afficher sur sa messagerie :

De : lankou@hotmal.com
À : romain.dubois@gmal.com

Date : 5 mars 2017 à 13h01

Objet : Erratum

Cher Monsieur Dubois,

Suite à une malencontreuse erreur de destinataire, vous avez reçu lundi dernier un message qui ne vous était pas adressé. Je suis sincèrement désolé pour la gêne occasionnée et vous prie d’accepter mes plus plates excuses.

Vous souhaitant une longue vie,

A.

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