Comme un intermède.
Estéban est parti, comme à son habitude, à l’heure du coq. Il a laissé un mot, une délicatesse que Clémence ne lui connaissait pas. Elle décide de rester au lit, profite de cette paresse matinale pour envoyer des messages à l'homme. Il n'est pas rentré chez lui. Quand son téléphone vibre pour lui indiquer qu'on cherche à le joindre, il est dans sa voiture, sur le parking de l'hôpital. Son service commence dans dix minutes et il doit encore se changer. Dans le cas où ses infidélités l’empêcheraient de rentrer chez lui, Estéban prévoit toujours des vêtements de rechange dans son coffre.
A quelques pas de lui, Etienne se gare et sort de son SUV. Il salue Estéban et lui offre un sourire amer qu’il ne décrypte pas. Les deux hommes - amis ? - collègues, ne se regardent même pas. Depuis quelques temps, un malaise s’est installé entre eux sans qu’Estéban sache pourquoi. Cela ne l’affecte guère. Mais la tendance d’Etienne à lui faire la morale lui est devenue insupportable. Lorsqu’ils franchissent les portes des urgences, il soupire de soulagement.
« On te demande chambre 12, Estéban. »
Il enfile une blouse avant de s’exécuter. Toute la journée il trime, pense à Clémence. Il sait que sur les coups de quinze heures, elle débarquera, droite, sérieuse, professionnelle pour son stage en cardiologie. Il attend de la voir, son stéthoscope à la main, une paire de lunette sur le nez, ôtant à quiconque la possibilité de la fixer dans les yeux. Il l’imagine, il l’attend. Il jubile.
Lorsque Clémence sort enfin du lit, il est déjà onze heures. Elle s'étire et soupire d'aise en sentant sur sa peau les rayons du soleil qui percent à travers sa fenêtre, annonciateurs d'une journée radieuse. Elle enfile un jean et une chemise, et part en courant à la rencontre du deuxième homme de sa vie. En bas de l'immeuble, Ismaël l'attend à bord de sa Twingo. Elle ouvre la portière à la volée et s'installe à la place du mort en reprenant son souffle.
« T'aurais pu faire un effort Clem, putain, ça fait vingt minutes que je t'attends !
- Pardon » est la seule réponse de Clémence, dont la bonne humeur déteint rapidement sur son camarade.
Ils déjeunent au resto U, encore. Vieille habitude. Clémence raconte les détails croustillants de sa nuit. Ismaël écoute, savoure, commente. Sur ses traits doux, Clémence distingue pourtant de l'inquiétude. Ces derniers temps, ils parlent moins. La jeune femme se doute, cependant, des tourments de l'ami. Son esprit est loin, très loin, quelque part dans un village en Syrie, parmi les siens. La peur et l'amour de la famille, Clémence connait, comprend, même si leurs histoires n'ont rien de similaire.
Ismaël, né d'un père parisien et d'une mère Syrienne, se retrouve écartelé à l'âge de trois ans : ses parents se séparent. Drame banal, mais son père retourne à Paname. Un temps, il est balancé entre Damas et Paris, il suit sa mère sur les traces de son histoire, rencontre son monde, et de l'autre côté, découvre la France et ses libertés. A six ans, il choisit la Syrie : ses frères et sœurs, sa culture, sa langue, son pays. Pendant presque dix ans, Ismaël se sent Syrien jusqu'au bout des ongles. En 2011, la guerre civile déchire sa fratrie. Il échappe au drame arabe en s'exilant de nouveau. Sa mère l'a forcé. En France, dans la maison de son père, Ismaël finit de se construire, déraciné. Il rencontre alors Clémence, qui, elle, n'a jamais eu de racine.
Fille "erreur", enfant du hasard et de pas-de-chance-on-a-troué-la-capote, Clémence a pris son parti de cette arrivée cahoteuse. Ses premiers cris ont été un défi, lancé au monde par une crevette rose et gigotante. Ses deux premières années sont heureuses, si on veut. Les jeunes parents, encore adolescents, se donnent du mal pour satisfaire ses besoins. C'est un bébé facile. Lorsqu'elle commence à parler, tout se gâte. Son père se fait la malle. Sa mère se retrouve seule. Elle fait de son mieux, mais ça ne suffit pas. Elle survit pour Clémence, et puis, enchaine les relations foireuses. Clémence se révèle brillante. A quinze ans, après une énième rupture de sa mère, les rôles s'inversent. Solange tombe au fond du trou, subit une profonde dépression. Clémence devient l'adulte. Seuls au monde, ils se sont alliés contre la vie.
« J'attends de leurs nouvelles. Je n'en ai pas. Il n'y a rien à dire. »
Mentalement, Clémence analyse chacune des phrases qu'il vient de prononcer. Elles sont courtes, le ton de la voix trahit son inquiétude, le lexique, choisit avec soin, ne laisse rien paraitre. L'heure est grave. Peut-être que de l'autre côté du monde, les armes ont accompli leur funeste dessein, et peut-être Ismaël est-il privé des siens, définitivement. Clémence n'ose y songer. Ismaël fuit la conversation. Tout est morose. Jusqu'à l'heure des travaux pratique.
« Tout le monde adore disséquer des morts. »
Cynisme forcé, humour déplacé, c'est avec bonne humeur que les comparses rejoignent le CHU. Le professeur Rigourdin, qui leur enseigne la science de l'anatomie, les balade d'abord à travers l'hôpital.
Là, au troisième étage, Clémence croise le regard d'Estéban. D'une tacite entente, ils se donnent rendez-vous. Au milieu de la visite, la jeune femme s'éclipse. Quand Estéban la retrouve dans un local à fourniture, il n'est pas déçu. Comme promis, elle porte blouse et lunette. En un instant il accepte de se damner.
Leur rencontre est vigoureuse, bestiale, lascive, mais la plus silencieuse possible. Du sexe pour du sexe. Ils ressortent de cette entrevue clandestine d'une humeur délectable, les sens à vif, cachant derrière des couches de vêtements le désir qui les prend. Ils n'y peuvent rien. Estéban prétendra que c'est sa nature d'homme. Clémence ne prendra même pas d'excuse : elle en avait envie, c'est tout. Au sortir de cela, chacun retourne à sa vie. Clémence retrouve le groupe à la morgue, l'air de rien ; personne n'a remarqué son absence, Ismaël l'a couverte. Estéban retourne s'occuper de ses vieilles. L’aparté revient cependant sous forme de flashback. Les reins de Clémence, penchés devant l'homme, la croupe offerte. Ses mains nerveuses s'agrippant au mur comme à une branche de salut. Ses jambes, battant la mesure de leurs ébats fougueux. Pour Clémence, c'est la bouche d'Estéban sur sa nuque, ses mains qui remontent la blouse, serrent ses hanches. C'est le bassin qui cogne le sien en rythme. C'est un souffle haletant qui soupire son nom.
Une voix tire Estéban de son travail. Une voix féminine. Ce n'est pas sa femme. Ce n'est pas Clémence. Ce n'est pas l'une des autres. Qui est-ce, en ce cas ?
« Ah, Juliette. »
Il esquisse un sourire.
« Je ne te ferai pas de speech » lui ment-elle.
Et le sourire tombe comme une guillotine qui achève son humeur.
Elle parle au nom des femmes, elle parle au nom de sa belle-sœur. Elle parle pour toutes les épouses bafouées devant leur propre nez. Elle joue l'aînée moralisatrice. Que celui qui n'a jamais péché me jette la première pierre ! Je me tape Clémence, oui, et alors ? Le mépris est lisible sur le visage de Juliette. Après tout, elle vient le confronter. Mais à quoi bon ? Lui faire prendre conscience du mal qu'il cause à son couple ? Quel intérêt ? Amélie ne l'aime pas. Là n'est pas la question. Tu as prêté serment. Ah ! Ça, quel serment ! Le mariage, quelle arnaque. De toute façon, être en couple, à Estéban, ce n'est pas son truc. Accepterais-tu qu'Amélie fasse de même ? Bah, elle fait bien ce qu'elle veut. Mais la fierté d'Estéban est touchée. Tu sous-entends que je m'en occupe mal ? Mais Juliette est partie, et a claqué la porte, après lui avoir répété qu'un père ne trompe pas la mère de ses enfants. Va-t-elle tout rapporter à la femme en question ? Etait-ce une menace, pour le faire arrêter ? Estéban doute. Juliette revient. C'est trop important pour que je te laisse faire. Il faut qu'on en discute, ne me tourne pas le dos.
« Je ne tourne pas le dos » répond-il.
Le grand sermon continue. Des heures durant. A les voir s'engueuler, même le patron d'Estéban n'ose pas rentrer pour le rappeler à l'ordre. Juliette est têtue. Devant son frère, elle n'a aucune retenue. La salle de garde qu'ils occupent est désertée par tout le personnel. Ses arguments sont les mêmes, elle ne supporte pas l'infidélité. Mais Estéban est un homme capricieux, qui refuse de se laisser dicter quoi que ce soit. A quoi bon ? C'est sa vie, après tout. Amélie, la pauvre Amélie doit subir tout cela. Elle l'a choisi, elle a choisi cette vie-là. Elle n'a qu'à se plaindre, tiens ! Encore faudrait-il qu'elle admette qu'elle est cocue. Et puis, de toute façon, mêle-toi de ce qui te regarde ! C'est mon couple, ne t'immisce pas dedans. Je m'inquiète pour vous, c'est tout. Ta sollicitude me touche, mais garde-la. Juliette l'embrasse, lui ébouriffe les cheveux.
« Je m'en vais. Mais réfléchis à ce que je t'ai dit. »
Estéban réfléchit. Il a encore dans la bouche le goût de la peau de Clémence. Cela devient amer. Des nœuds se forment dans son esprit. Juliette vient d’y planter une graine de conscience. Et si son existence avait un sens plus profond ? Et s'il était fait pour cette vie de famille vers laquelle tout le monde le pousse ?
Doute.
Angoisse.
Pour arranger le tout, Clémence repasse dans le couloir.
Fuyant le conflit, Estéban retourne à son travail, après deux heures de pause. Clémence ne remarque pas qu'il l'évite. Elle est trop occupée à s'instruire. A la fin de la journée, Estéban a pris sa décision : il va la quitter. Désormais, il se tiendra à carreau. Combien de temps ? Aussi longtemps que possible.
Ça commence avec un SMS.
<C'est fini.>
Et ça se termine avec un SMS. Le même, d'ailleurs.
Réponses de Clémence.
<Pardon ?>
<Tu peux m'expliquer ?>
<Réponds.>
<Réponds !>
<Si tu ne réponds pas, je viens chez toi. Et je raconte tout à ta femme.>
Pour éviter l'épisode à la "liaison dangereuse", Estéban fixe un rendez-vous dans la cabane "magique". A vingt heures, le même soir, Clémence l'attend devant la porte. Elle porte des talons et une robe beaucoup trop courte. Estéban déglutit. Rompre avec le portrait croisé de Marilyn Monroe et Kate Moss pourrait s'avérer plus difficile que prévu. Elle est maquillée comme une voiture volée, se tient comme une starlette un peu amochée par l'alcool. Elle s'appuie contre le mur. Estéban préfère être direct. Plus vite elle comprendra, plus vite il sera débarrassé.
« C'est la dernière fois qu'on se voit. »
Clair et concis.
« Je n'ai pas droit à une explication ? Je peux savoir ce que j'ai fait ? »
Clémence le regarde droit dans les yeux. Elle tremble légèrement, de colère probablement. Elle lui offre un sourire amer, sa bouche se tord en un rictus qu’il ne lui connaissait pas. Face au silence d'Estéban, Clémence laisse couler deux larmes. De pin-up, elle devient madone candide. Ses yeux noirs de mascara coulent, sa bouche rouge provocante s'entrouvre pour laisser échapper une plainte. Elle joue son rôle à la perfection.
« Tu n'as pas le droit de décider de me quitter comme ça ! »
Mais Estéban est indifférent.
« J'ai tous les droits. »
Il tremble, lui aussi, comme un drogué qui ressent déjà le manque de sa dose. Ils se regardent en chiens de faïence. Personne n'ose quitter la scène, de peur de se retourner sur le chemin, et de devoir admettre sa dépendance. Clémence garde sur le visage une expression de désespoir intense qui n'atteint pas son regard. Estéban qui la fixe n'a pas le courage de jouer au mâle dominant. Il attend qu'elle s'en aille. Mais elle ne s'en va pas.
« Tu n'es qu'un lâche. Tu n'es pas heureux en ménage alors tu te défoules sur moi. »
Si seulement elle connaissait le degré de l'hypocrisie dont il fait preuve. L'un des deux doit abandonner, mais ils sont aussi bornés l'un que l'autre. La nuit avance. Clémence s'est assise à même le sol. Aucun n'a détourné les yeux. Combien de temps cela peut-il durer ? Le téléphone d'Estéban vibre, mais il ne répond pas. Cela dure des heures.
Cela dure tellement longtemps qu'aucun des deux ne saurait dire lequel a craqué le premier. Toujours est-il que sur les coups d'une heure du matin, ils sont tendrement enlacés sur le matelas qui a accueilli leurs ébats pendant des semaines. Estéban décrète à nouveau que c'est la dernière fois qu'il la voit. Clémence lui lance un oreiller à la figure. Il tente de lui sourire, change de stratégie. Pour adoucir la perte, il se fait caressant. Il s'approche et effleure sa joue du bout des doigts. Mais rien ne peut adoucir dans le cœur d'une femme la perte de l'amant, même si, au fond d'elle-même, Clémence nie. Elle ne ressent encore ni tristesse ni rancœur, elle est seulement nauséeuse. Cela viendra peut-être. Avant de partir, Estéban pose sur son front un baiser avec une délicatesse immense. Il la quitte, mais il sait déjà que c'est une erreur. Pour prouver à Juliette qu'elle avait tort, il accepte de vivre loin d'elle.
« Adieu, ma jolie Clémence. »
Elle ne répond pas. Une femme nue sur un matelas douteux, à la blondeur vulgaire, serre contre son cœur les draps complices de leurs étreintes, le visage tourné vers lui, sali, à cause du maquillage dégradé par les larmes. Paradoxe : la candeur dans un corps de pétasse ; c'est la dernière image qu'elle laisse à Estéban.
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