Sonne le glas.
« Quelque part dans les rues, se promènent les passants.
Et aucun ne se doute qu'au carrefour suivant,
la mort leur tend les bras.
Ses bras longs et froids, corrompus par la haine, le vice et la bêtise.
Elle ne les étreint pas. Elle les étrangle.
Ville chérie, capitale admirée, a vu hier les balles, les larmes et le sang.
La ville hier a pleuré ses enfants, tombés sur les pavés, martyrs des talibans.
Une nouvelle symphonie écorcha ses oreilles.
Le grondement des bombes remplaça, peu à peu, la musique et les rires.
Nous sommes debout, derrière, nos bougies allumées, à nous souvenir des morts, de nos pairs sacrifiés.
Et nous autres, impuissants, après l'hécatombe, nous prions pour leurs âmes, et pour des jours meilleurs. »
Clémence se penche, dépose son texte sur la montagne de fleur qui jonche le parvis. La place est noire de monde. Debout, au milieu de la foule, Clémence serre la main d’Ismaël, laisse couler ses larmes. Elle n’est pas rentrée chez elle depuis deux jours.
Il y a deux jours, il y a eu l’Attentat. Celui avec un grand A. Celui qui tue. Celui qui blesse ceux qui n’étaient même pas là. Celui qui fait pleurer tout un pays entier. Celui qu’on n’oubliera jamais. L’Attentat avec un grand A.
Clémence est au bras d’Ismaël. La robe qu’elle porte, noire, courte, moulante, a pour but de la faire passer pour une prostituée. Ismaël porte une soutane et un col blanc. Ils sont en tête du groupe de carabin qui se dirige vers leur bar habituel, tous habillés en pasteurs ou catins. C’est la fête. On profite de l’été indien. On s’amuse, on picole, on rigole. On est étudiant et fier de l’être, quoi ! On écoute de la musique. A vingt-deux heures, le son d’une pluie de balle leur fait perdre la tête. Quelque part, dans la rue, des coups de feu sont tirés. A l’arme automatique.
Quelques instants plus tard, Estéban rentre chez lui en voiture. Il ne comprend pas la présence des CRS dans la rue, et de toutes les ambulances. Son instinct de survie lui dicte de rentrer dare-dare. Il allume la radio, mais pour l’instant, rien ne circule encore. Quelque chose se trame. Quelque chose de terrible.
Clémence ne comprend pas, d’abord. Les conversations cessent, les corps s’immobilisent, le temps est en suspens. En quelques secondes, les rafales pleuvent de nouveau, et la panique gagne les riverains. Une marée humaine fuit la rue, se précipite dans les cafés, les bars, les magasins encore ouverts, les immeubles. On dirait une fourmilière assiégée. Clémence et Ismaël se sont jetés à l’intérieur du bar, ils aident les passants à s’y réfugier. Les mitraillettes ne se taisent pas.
Estéban ouvre la porte de chez lui, et observe avec soulagement sa femme allongée sur le sofa. Elle est devant la télévision. Il s’installe avec elle, pose une main sur son épaule. Les yeux rivés sur l’écran de malheur, Estéban retient son souffle. Les nouvelles tournent en boucle.
Les carabins, assurés de n’avoir laissé personne à l’extérieur, barricadent les portes. Tout le monde s’y met. Les hurlements se calment. Clémence refuse d’être paralysée. Tout le monde est au sol, attendant que ça passe. Mais ça ne passe pas.
Estéban est pris d’une vague d’angoisse. La peur est sourde, elle lui tord les boyaux. Il ne l’identifie pas immédiatement. Il prend son téléphone. Il ne sait pas qui appeler. En fond sonore, ils ont encore le tintement des ambulances. C’est en voyant le nom de la salle de spectacle sur le bandeau de la chaîne télévisuelle que l’homme réagit. Thomas, frère cadet, amateur de musique à la violence métallique. Thomas, qui est probablement otage à l’heure qu’il est. Estéban se crispe.
Clémence est accroupie près d’une baie vitrée. Elle observe le boulevard. Sa gorge se noue. Trois personnes gisent au sol, raides. D’autres semblent encore vivantes. Elle attend que le silence revienne dehors. Et se précipite dans la rue.
Estéban, depuis dix minutes, fait les cent pas. Amélie, près de lui, tente de l’apaiser. Jamais elle ne l’a jamais vu aussi anxieux. Jamais elle-même n’a autant craint pour son avenir. Les conjoints se serrent l’un contre l’autre. L’angoisse les réunit et les rapproche. Elle les tient soudés, pour la première fois depuis des mois. Le monde autour d’eux est devenu fou.
Clémence, Ismaël et les autres s’agitent. On traine les corps, on administre les premiers soins. Etudiants en médecine, ils se sentent pourtant inutiles. Les mains pleines de sang, Clémence tente vainement de contenir une hémorragie. Les ambulances arrivent. Les carabins, soulagés, aident les secours à prendre en charge les victimes. Ils se sentent petits. Leur volonté de devenir médecin se renforce. Au milieu du carnage, au milieu du sang et des cris, Clémence ne pense qu’à une chose : Estéban. Et Estéban ne pense qu’à une chose : Clémence.
Deux jours plus tard, Estéban, lui, est vêtu de noir. Il a les yeux rouges, encore, et un chagrin amer au fond de la poitrine. Le deuil. Depuis deux jours, Estéban pleure. Il ne s’en cache pas. Dans son appartement, la famille se resserre. Père, mère, oncles, tantes, cousins, ils sont une vingtaine. Ils se tiennent, se touchent, tentent de se consoler. On parle peu. On a la gorge nouée, encore. Trop de violence, qu’on combat à force de calme et de silence. Thomas. Ils se sentent déchirés. Les voisins, les connaissances, passent eux aussi de temps en temps. Ils ramènent des plats préparés et des condoléances. Tous cherchent le réconfort auprès des leurs. Estéban pense à son frère, en permanence. Mais en arrière-fond, une pensée amère le traverse : Clémence amoindrirait la perte en le serrant contre lui. Il se souvient qu’il l’a quittée. Et il a encore plus mal.
Deux jours plus tard. Clémence a gardé au fond du ventre la trouille, celle de l’attentat, mais aussi la peur de voir le nom d’Estéban sur la liste des victimes décédées. Elle a vu, sur l’écran de son téléphone, un appel manqué de l’homme. Mais elle n’a pas trouvé le courage de rappeler. Et si c’était un médecin lui annonçant la mort de son bien-aimé, après avoir vu son nom apparaître souvent dans son journal d’appel ? Bien sûr, le nom de Clémence n’apparait même pas dans le répertoire d’Estéban, ce serait prendre trop de risque. Elle est anonyme, Estéban reconnait ses messages au dernier nombre de son numéro : 28.
Estéban, après son coup de téléphone, n’a pas eu le temps de prendre des nouvelles de Clémence. Il est en deuil. On lui a dit que son frère était mort aux alentours de deux heures du matin. Il avait sept balles dans la poitrine. Il était en première ligne, lorsque les terroristes sont entrés dans la salle. Estéban a pleuré. Il a tellement pleuré. Il souffre tant qu’il a laissé Amélie l’approcher et le prendre dans ses bras. Il a pleuré contre son ventre. L’enfant en son sein s’est tu. Le monde entier a perdu sa saveur et cessé d’avoir un quelconque intérêt. Estéban s’est réconcilié avec Juliette. Ensemble, ils souffrent. Ils ne se sentent pas plus forts, pourtant. Seulement un peu moins vulnérables. Le chagrin est un meurtrier qui ne laisse pas de répit.
Aujourd’hui, Clémence a décidé d’être sûre. Son cœur a du mal à battre. Ses mains tremblent, quand elle compose le numéro d’Estéban. Il décroche au bout de trois sonneries.
« Allô ? la voix d’Estéban est éteinte et sourde. Il n’a même pas regardé qui l’appelait, avant de décrocher.
- Je suis soulagée d’entendre ta voix. (Clémence fait passer son message avec des mots couverts. Je suis heureuse que tu sois en vie. Je n’aurais pas su vivre sans toi).
- Clémence. (Estéban est ému. Sa gorge est nouée ; il ne sait pas quoi dire).
- J’ai eu peur de te perdre.
- Tu me manques. (Estéban n’a plus la force de faire semblant. Il a besoin d’elle.)
- Je veux te voir. (Je veux te serrer dans mes bras.)
- Alors viens me voir. »
Clémence raccroche, soupire. Elle passe une main sur son visage fatigué. Elle ne se rappelle pas sa dernière sieste. Elle tombe d’épuisement.
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