Que Dieu te garde.
Les aéroports sont des endroits controversés. On peut les aimer pour ce qu’ils apportent d’aventure : les voyages, l’exotisme, les promesses. On peut les haïr pour tout ce qu’ils nous ôtent. Estéban est devant la porte d’embarquement. Face à lui, il y a Amélie, exhibant ses larmes et son ventre plein comme des trophées. Estéban n’est pas un monstre, il la serre dans ses bras et tente de la rassurer. Son esprit est ailleurs, il est tiraillé. Des pensées s’entremêlent, contradictoires : les unes, toutes tournées vers Clémence, les autres, obnubilées par la peur de l’Orient et de la guerre. Il cherche le visage de sa blonde. En vain. Elle n’est pas venue. Il finit par l’accepter. Lorsqu’il passe la première douane, Clémence pose une main sur la vitre qui désormais, les sépare. Il ne se retourne pas, elle ne lui en veut pas. Elle le regarde partir pour se faire à l’idée qu’elle ne le serrera peut-être plus jamais dans ses bras. Dieu n’impose jamais plus que ce que l’on peut supporter. La douleur de Clémence est palpable, on pourrait sentir le poids qui pèse dans son ventre. Mais c’est un fardeau avec lequel elle apprendra à vivre, elle le sait. Elle a l’habitude. Clémence a bâti sa vie sur l’absence. Elle supportera la mort de l’homme de sa vie.
Les semaines passent, Estéban et Clémence grandissent, séparés par un continent.
Les lettres qu’ils s’envoient sont courtes. C’est difficile de trouver quoi écrire pour ne pas crier « Je t’aime ». En taisant l’essentiel, on finit par oublier. De toute façon, ils n’étaient pas faits pour les lettres d’amour.
Chère Clémence.
Clémence. Clémence. Clémence. Je prononce ton prénom tous les soirs. J'ai mis un mois à comprendre que je ne survivrai pas seul ici. Je prononce ton nom et je pense à toi. Je pense à tes hanches et ta tignasse blonde qui frise les jours de pluie. Cela m’aide à traverser le quotidien d’ici. Depuis que je suis arrivé, je n’ai vu que des horreurs. J'étais dans une bulle, et je ne voyais rien. Ici, tout est violence, sang, mort. Mon escouade a déjà subi deux pertes. Je n’ai pas pu les sauver. Je me sens démuni. Je me sens con. Je ne regrette rien. Mais j'ai peur de faire un sacrifice inutile. Pour l'instant, rien n'avance. Nous ne faisons que crever, les uns après les autres.
Envoie-moi de tes nouvelles.
Estéban.
***
Cher Estéban.
Je me sens abandonnée. Seule. Ta première lettre m’a surprise. Je ne savais pas quoi répondre. J’avais envie de te dire que c’est bien fait pour ta gueule. J’espère que tu trouveras ce que tu cherches. Je ne sais d’ailleurs toujours pas ce que c’est. Tu aurais peut-être mieux fait de te réfugier auprès d’un gourou indien ou je ne sais quoi. La vengeance n’adoucira pas ton deuil. J’espère au moins que ton départ te l’aura appris. Porte-toi bien. Que Dieu te garde, je ne saurais pas mieux prier pour toi. Je ne dois pas être d'un grand réconfort. Je suis désolée. Moi, ici, je suis inconsolable. Tu m'as laissée, encore. Comment te pardonner ?
Clémence.
***
Chère Clémence.
Je ne te demande pas pardon. Je pourrais te dire que je suis désolée, mais je te respecte trop pour te mentir. Sois forte. Moi j’essaie. Je suis devenu père. C’était comme un cadeau de Noël. J’ai reçu une lettre d’Amélie. Elle angoisse, elle se repent, elle veut appeler son fils Thomas. Je trouve ça odieux. Je ne suis même pas certain que ce gosse soit le mien. Ce serait presque une insulte à mon frère.
Je n’ai jamais cru en Dieu. Je me demandais si tu étais vraiment pieuse. Est-ce que c’est à cause de ton enfance ? Je ne sais rien de toi. J’ai été baptisé à l’âge de quatre ans. C’est drôle, ce souvenir est revenu quand j’ai vu ce type, hier, crier qu’il faisait exploser des bombes pour son dieu. C’est l’un de mes camarades qui l’a abattu. J’aurais cru qu’ils crieraient de joie, c’était la victoire de notre opération. Mais aucun n’était fier. Ils étaient fermés. Je crois que je commence à comprendre ce que je fais ici. Nous ne sommes pas des anges, nous obéissons et notre guerre coûte des vies. J'ai peur de devoir tirer, un de ces jours. Je ne saurais pas trouver la gâchette. J'ai peur de tuer.
Estéban.
***
Estéban.
Ta femme a trouvé mon numéro de téléphone. Elle m’a envoyé un message, l’autre jour. Tu ne lui écris pas ? Elle s’inquiète. Elle mérite peut-être un peu plus d’attention de ta part. Enfin, je dis ça comme ça. Je ne veux rien savoir de vous, cela ne me regarde pas. Après tout, j'ai peut-être détruit sa vie, qui suis-je pour la plaindre ?
J’espère que tu vas bien. Ici, rien de nouveau. J’ai commencé un stage au service de chirurgie du CHU. Je commence à croire que je suis faite pour ça. Je pense constamment à toi.
Pour te répondre, non, je n’étais pas particulièrement croyante. Mais quand tu es parti, je me suis dit qu’une personne de plus veillant sur toi n’était pas de trop. Je brûle des cierges à la cathédrale tous les dimanches. Ne te moque pas, c’est peut-être grâce à ça que tu es encore en vie.
Clémence.
***
Ma Clémence.
Un type qui s'appelle Pierre m’a offert un chapelet. Je le porte tout le temps. Il me fait plus penser à toi qu’à autre chose. J’ai hâte de rentrer. Je ne pense qu’à ça. Pourtant je commence à me sentir utile. Les hommes ont confiance en moi. Ils me confient leur vie. Je veille sur eux du mieux que je peux. J'en ai soigné plus d'un pour l'instant. Je suis heureux de leur apporter un peu de soutien. Ils m'empêchent de tirer ; je leur en suis reconnaissant. Je ne sais pas comment ils peuvent supporter ce choix de carrière.
Pour moi c’est terminé. Je veux rentrer et te serrer dans mes bras. Je veux oublier tout ce qu’il y a ici.
Estéban.
***
Cher Estéban.
Tes récits me font mal. Je m'imagine à ta place, et j'ai l'impression que j'aurais dû la prendre. Je veux être chirurgien de guerre. Je me suis toujours dit que la peur ne servait à rien. Et je me suis toujours dit que ta vie avait toujours été trop facile.
Je me rends compte que tu as raison. Tu ne sais rien de moi, et pourtant je sais presque tout de toi. Je voudrais avoir raison en te disant que lorsque tu reviendras, tout sera différent. La vie sera plus facile, la vie sera plus belle, tu seras libre, heureux et tout ce que peut te promettre une brochure à la con pour une cure thermale. Mais tu sais quoi ? Malgré tes douze ans d'ainesse, je vais t'apprendre quelque chose qui m'a coûté : après chaque épreuve qui te cloue à terre, il y en aura toujours une autre plus douloureuse, plus violente, qui te causera des blessures plus profondes encore. Je sais, ce n'est pas très positif tout ça. Mais tu sais ce qu'on dit ? Les pessimistes ont fui vers le sud, les optimistes ont fini à Auschwitz.
Reste en vie.
Clémence.
***
Ma chère Clémence. Si chère Clémence.
Ton optimisme m'éclaire. Tes mots sont durs et froids. Nous n'avons jamais su nous parler, n'est-ce pas ? Quand je reviendrai, je ne serai qu’à toi. Je ne sais pas te raconter autre chose. C’est une idée fixe chez moi. Te retrouver. Je veux rattraper ce que nous n'avons pas eu. Ce que j'ai refusé que nous ayons. Je me rappelle tes larmes. J'ai vu des choses qui me font grandir. Je commence à comprendre. Le sang est devenu quotidien, banal. Et pourtant, j'arrive à m'imaginer un avenir le soir. Je me forçais à le faire au début. Maintenant ça me plait. Et ça me fait tenir. Qui aurait pu croire que je serais le romantique des deux ? Je ne connais toujours pas les sentiments qui t'animent. Tu es un véritable mystère. Je ne sais pas ce que ça fait de moi, de ne m'y intéresser que maintenant qu'il y a quelques milliers de kilomètres entre nous. La peur de te perdre ? Comme si je pensais que tu reviendrais éternellement ...
Ne me laisse pas maintenant.
Estéban.
***
Oh, Estéban.
Tu fais beaucoup de promesses que tu ne tiendras jamais. Je te connais par cœur. Tu es un livre ouvert. La vie ici attend ton retour. Tout est si lent. J’ai croisé des patientes à toi. Elles demandent de tes nouvelles. Cela m’amuse. Quand je n’ai rien à faire, je visite tes petites vieilles. Elles m’aiment bien je crois. Je leur raconte nos aventures. Elles adorent ça. Je ne pensais pas pouvoir romancer notre histoire, pourtant, je suis certaine que cela ferait un très bon livre. Je l’écrirai quand tu seras rentré. J’écrirai sur ton dos, pour suivre les courbes noueuses de tes muscles. Tes bras me manquent. J’ai besoin de toi, je crois.
Clémence.
***
Ma tendre Clémence.
Je t’ai toujours trouvée sauvage. On dirait un petit animal blessé, constamment. Je ne me rappelle plus comment on s’est rencontré. En avril, non ? Je ne me rappelle que de ces nuits. Quelques fois, j’en fais des cauchemars. Je me réfugie dans tes bras, le soir. Je m’imagine. Je me réveille en sursaut lorsque ton corps se transforme en cadavre ensanglanté. Tu me manques.
Estéban.
***
Cher Estéban.
Ton retour approche ! Enfin, je vois la fin de ce calvaire. Je commence à me rendre compte de l’angoisse. J’ai peur pour toi. J’ai hâte. J’écris cette lettre avec Mme Tousserier. Je lui ai rendu visite souvent cette semaine, ses petits-enfants ne viennent plus. Elle se sent seule. J’essaie d’égayer ses journées. Elle tient à te saluer, et souhaiter bon retour. Je passe de plus en plus de temps à l’hôpital, le flot de patients me permet de garder la tête froide. J’attends.
Ta Clémence.
***
Cher Estéban,
Ta dernière réponse commence à dater … Je m’inquiète. J’essaie de me dire que tu es simplement occupé, en danger, peut-être, que tu as plus important à faire que de répondre à mes lettres futiles. Je le comprends très bien. J’espère que tu vas bien. Je me suis remise à prier ces derniers temps. Je ne te retiens pas plus longtemps.
Clémence.
Ps : Je t’aime.
***
Cher Estéban,
Deux semaines depuis ma dernière lettre, toujours rien de ta part. J’avais l’habitude de recevoir de tes nouvelles souvent. Que se passe-t-il ? Je t’en prie, réponds-moi. Si tu es mort, je ne l’apprendrais jamais. L’avis sera envoyé à ta femme. Tu laisserais un orphelin. Et tu me laisserais moi, sans nouvelle, dans le doute, toute ma vie … Ne meurs pas, ça me ferait trop de mal. Toutes tes petites vieilles ont quitté l’hôpital, maintenant. Certaines m’envoient des cartes, je leur réponds. Je m’arrange pour prendre de leurs nouvelles. Parfois, j’en accompagne une ou deux au marché.
Clémence.
***
Cher Estéban,
Cette lettre sera la dernière. Ton avion, si tu le prends un jour, arrivera dans huit jours et treize heures. Je ne veux pas insister plus. Je te verrai là-bas. Je t’en veux, de ne pas me répondre. Mon cœur a mal à chaque fois que je pense à toi. Je chasse toutes ces pensées qui me hurlent que tu es mort. Pourquoi aurais-tu cessé de me répondre ? Pourquoi après tous ces mots ? Je les garde précieusement. Chacun de tes plis. Ils me rappellent que tu m’aimes. Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Moi je t’aime. Je ne te l’ai pas dit assez. Je le regrette, maintenant. Peut-être que tu me répondrais, si tu savais à quel point je t’aime, à quel point j’ai peur de te perdre. J’ai trop voulu jouer, trop voulu me protéger de tout ce cirque. Maintenant je t’aime et je ne sais pas quoi faire.
Clémence.
En pénétrant dans l’aéroport, en s’approchant de la porte d’où sortiront les passagers du vol T345, Clémence sait qu’elle a perdu. Elle sait qu’elle a perdu, parce que quelques mètres sur sa gauche, Amélie se tient droite, triomphante, affichant un sourire qui n’a rien de joyeux. Dans ses bras traine un nourrisson endormi dans un panier. Quand Estéban débarque enfin, son sac militaire sur le dos, il semble s’excuser. Il lui adresse un regard, et passe devant elle comme si elle n’avait jamais existé. Il se dirige vers sa femme, vers son fils, et de l’extérieur, on dirait qu’il n’a jamais cessé de les aimer. On dirait qu’il rentre pour sa famille, rien que pour elle, qu’il est le bon patriote qui revient après ses trois premiers mois de mission. Comme si la trahison, la maîtresse, la séparation, toutes les tromperies, comme si tout cela n’était rien. Clémence se sent comme du rien. C’est terrible.
T’aimer n’aura servi à rien. A rien.
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