Histoire sans fin
Tout ceci ne serait donc que fiction. Cette année, cela fait vingt ans que nous nous connaissons. Vingt ans que nos yeux se sont croisés, que nos souffles se sont mêlés, que nos cœurs se sont accordés en tenant chaque note jusqu'à la suivante, vaille que vaille, coûte que coûte, juste pour dire qu’ils s’aimaient.
Nos cœurs, oui, peut-être. Mais qu’en était-il de nos esprits ?
Je recule depuis des semaines. Je commence aujourd’hui.
Ce n’est pas facile. Il faut se cacher, il faut se mentir un peu, ne pas se prendre au sérieux, laisser monter les réflexions qui traversent la tête. Réfléchir, ne pas se précipiter, se dire que les mots une fois qu’ils sont posés, noirs sur blanc sont tous comme autant de petites peines capitales. Je ne veux faire de peine à personne. Je veux simplement dire les pensées, dire les vertiges qui parfois me prennent et me laissent le front pâle collé à la fenêtre d’une voiture alors que nous rentrons ensemble dans le noir de la nuit.
Les petites étincelles qui pilonnent nos muscles intérieurs depuis combien de temps se sont-elles tues en moi ? Tu ne m’entends pas. Immobile en tes habitudes. Éphémère respiration artificielle. Je te pousse du bout du mot. Talons pointus qui voudraient te lacérer la joue pour que tu parles. Quelques phrases. Te faire cracher le morceau. Dire les maux. Et voilà que je te bouscule chaque jour un peu plus.
Vu sous cet angle, évidemment, on pourrait croire que je ne t’aime plus. Ce n’est pas le cas. Je peux dire même que je t’aime sûrement bien plus qu’au tout début. Je te connais bien. Je sais les gestes que tu es capable de faire. Les infimes particules que spontanément tu m’envoies aux yeux comme autant de poudre soyeuse. Tu n’oublies jamais mon anniversaire. Tu me gâtes toujours autant. Ce n’est pas que tu saches choisir tes cadeaux. Non, c’est juste que pour toi c’est encore important. Alors, tu te lances dans les achats sans bien te rappeler ce que j’aime et tu flaires aussi les mauvaises dates, celles qui au fond de mon ventre me font croire que je me trouve sur un roulier chahuté par la haute mer. Sueurs froides des tempêtes que nous avons traversées.
Tu as vieilli. J’assiste à ta disparition en temps réel. Ton corps autrefois si beau, si musclé, si propre à l’amour, a depuis trop longtemps déjà lâché le morceau. Ton énergie, tu ne la consacres plus qu’à leur prouver que tu peux encore valoir quelque chose alors que moi je voudrais simplement que tu reprennes tes heures en main. Celles que nous nous gardions pour nous. Avares de nos envies. Pauvres parmi les pauvres. Riches de nos sueurs. De ton désir ancré dans mon désir. Je réalise que notre histoire ne semble devoir se poursuivre que sur la mort de l'un de nous deux. Un dernier épisode. Comme si déjà elle était empaquetée, étiquetée, presque archivée. Pas un jour ne se passe sans que tu me dises à un moment ou un autre que je suis une emmerdeuse. Une chieuse. Une vraie de vraie. Tu dis ça avec une tendresse qui t’alourdit les joues. Un bon gros truc que tu passerais ton temps à mâcher. Ce n’est pas méchant. C'est de l’ordre du constat. Je me demande comment on peut en arriver là avec tout cet amour qui existe entre nous, tous ces gestes que tu continues à faire quand tu as peur pour moi.
Mais la peur ne suffit pas à lutter contre l’engourdissement. Le temps exécrable semble figer nos sentiments. Un encroûtement terrifiant. Une eurythmie silencieuse. Une sédimentation sanguine. Un tas de globules incapables soudain de se coaguler. Hier, au cours de la nuit, je me suis une nouvelle fois réveillée. Mon dos tourné à ton dos, mon cœur oppressé. Enroulée sur moi-même. Seule à sonder la profondeur de nos intimités mystérieuses. Parfois nous nous endormons sans même nous toucher. Nous persistons à nier que le temps nous est compté. Nos mains s’empressent de musarder à d’autres activités futiles. Nous nous répétons que sommes fatigués. Expression lancinante pour justifier la raréfaction de nos contacts. Nos sexes dangereusement prêts à s’éteindre. Incapables de se déclencher sans qu’on les force un peu. Je rêve soudain d’une bouche qui me happerait. Je gémis sur ta force et ton désir autrefois insatiables. Je me remémore les promesses que tu m’avais faites et que -sans que tu le veuilles- le temps t’a fait oublier. De joyeuses douleurs alors taraudaient nos muscles les plus intimes.
Pourtant, chaque soir, je persiste à te demander de te tourner vers moi alors que nous sommes tous deux plongés dans nos livres. Tu renâcles, tu rechignes, te plains du manque de lumière. Je m’indigne, bronche, te pince aux hanches et te réclame trois minutes. À regret, tu fais un effort surhumain et effectues tant bien que mal une légère torsion du buste. Tu me concèdes ce que j’implore, sans bien comprendre l’importance que cela peut avoir pour moi. Alors que je crois avoir gagné le combat, mon esprit perçoit que c’est une fausse victoire. Tes yeux quittent le livre, et vaguement ouverts établissent un semblant de contact. Mais que penses-tu à cet instant ? J’accroche ton regard. Trois minutes s’écoulent, silencieuses, déjà tu retournes à une position plus confortable. Nos pieds s’égaient dans les draps. Eux non plus - autrefois fixés amoureusement l’un à l’autre - ne se parlent plus depuis quelque temps. Quand l’un de nous décide d’éteindre, il se contente d’un rituel de mots polis, les mêmes que l’on profère aux petits enfants - « bonne nuit » - et voilà qu’il pénètre en sa vie intérieure.
J’ai pensé à ce que j’étais en train de faire. Je me suis dit que pour nous raconter il me faudrait une ligne directrice. Une ligne un peu cabossée. Une ligne qui ondulerait comme les courbes incohérentes des vagues au milieu de l’océan. Mais, j’ai eu beau chercher, retourner ma tête dans tous les sens, rien ne m’est venu. Je n’ai rien trouvé. Rien qui aurait satisfait cette envie-là que j’avais de vouloir te noter.
C’est plus fort que moi. Mes mots n’ont pas d’ordre. Ils fonctionnent seuls dès que j’accepte de lâcher du mou. Ainsi, j’irai sans but défini. C’est l’urgence qui me pousse. J’ai l’impression tenace que nous n’en avons plus pour longtemps. Tu passes ton temps à me dire que tu vas mourir avant moi. Tu parles de notre futur sans jamais t’y inclure. Tu me prépares au pire, affirmant que c’est le meilleur qui pourrait m’arriver en fin de compte. Je serai à l’abri du danger, j’aurai de l’argent, je serai encore un peu jeune. Il me suffira de me pencher pour prendre ce qui s’engagera sous mon nez. Tu dis ça d’un air sérieux. Je pense à ce que je suis et je me demande ce que tu entends par là. Combien de temps me donnes-tu ?
Je te somme de te taire. Ta façon de fuir l’inévitable me glace le sang. Me connaissant tu devrais savoir que ça fait longtemps que je t’ai pris au mot. Je ne suis pas sourde. Encore moins aveugle. Je m’habitue. Je me décroche. Je me sépare de toi au cas où . Terrifiée par toute forme d’abandon.
Parfois quand tu rentres tard, les minutes qui précèdent ton arrivée me servent à imaginer les gestes que je devrais avoir à faire si tu ne rentrais définitivement pas. Je me figure l’impensable. La disparition du corps que j’aime tant. Là, puis plus là. Fini, disparu. In-conservable. Inconcevable.
C’est ta chemise ouverte que j’ai vue la première fois. Je me tenais près d'une porte à t’attendre sans te connaître. Soudain, tu es apparu. Pressé. Un nuage de fumée à toi tout seul. Mon œil a accroché la blancheur de la toile fine sur ta peau cramoisie de soleil. Tes cheveux compactés par le sel. Tes yeux rieurs. C’est sûrement très con comme image. Un pur cliché. Ce blanc sur ce brun. Cette ouverture tranchante où la main ne pensait qu’à une seule chose. Entrer sous cette chemise. Quel qu'en serait le prix à payer. Idée absurde. Je chavirai.
Je te questionne souvent sur ce jour-là. Qu’avais-tu vu ?
M’avais-tu vue, plantée sur mes deux jambes, à peine attachée à la terre, avec cette envie de mort qui me plombait les gencives et m’agaçait les dents ?
Tu te contentes de sourire et marmonnes quelques réponses inaudibles. Je prends ça pour un aveu et me sers à la louche, complétant moi-même les vides. Je ne saurai jamais en fait et quoi que tu prétendes, je n’en aurai aucune certitude.
C’est comme ça les rencontres. Ce sont des interférences dans nos vies dont on a peine à croire qu’elles peuvent parfois avoir des suites.
Moi, je tremblais de tous mes membres, assourdie par cette voix intérieure qui ravageait tous les engagements que je m’étais fixés et ne cessait de marteler « Je le veux, je le veux, il me le faut ». Tu n'étais qu’un pur objet de convoitise. Hors de question que tu m’échappes, que je te perde, que ma vie retourne au point où elle se trouvait juste avant que tu n’entres dans cette pièce. En rien le ciel ne s’était manifesté, mais tu étais celui que j’attendais. Aucun signe avant-coureur. Soudain, la vie devant moi.
Je te questionne parce que j’aime mettre chaque chose à sa place. Je crois que je suis sur terre pour cela. Obtenir des réponses et ranger mes effets très personnels. Aujourd’hui je ne peux toujours pas renoncer à jouer à « Combien tu m’aimes ? ». Vingt ans à te soumettre à la question. Celle à laquelle tu te dois de répondre sans te tromper. Si tu te trompais, la peine que tu m’infligerais serait énorme.
Le moment où je te la pose a sa propre importance. C’est rarement par beau temps, très souvent par grand vent et tempête en mer. Voire houle sévère. J’ai sûrement quelque chose à me faire pardonner. Une colère, un éclat, une injustice crasse. Un de ces débordements dont je suis spécialiste et dont tu es le seul à savoir combien ils me navrent, combien ils me rongent et me déstabilisent. Plus je crie fort et plus le cri provient d’une douleur atrocement réactivée. Sel sur des plaies enfouies.
Une fois que je t’ai interrogé, j’attends. Fébrile, anxieuse, inquiète comme une enfant rongée par les remords. Tu me regardes. Je quête ta clémence. Je veux une réponse forte. Les phrases qui me permettront de m’en retourner au monde et d’y reprendre mes combats de moulin à vent.
Parfois, tu n’es pas au courant de ce que j’ai fait. Je n’ai pas osé avouer. Tu n’as droit qu’à cette boule d’électricité vivante érigée en face de toi. Tu navigues à vue. Tu sondes. La lumière n’est pas encore levée. Ça viendra au bout de deux nuits à ruminer mes erreurs. Tu ne sais donc rien encore. Et je veux l’absolution avant même la confession. C’est pour cela entre autres que je t’aime. Ce pouvoir que j’avais en moi, c’est à toi que je le confiais.
Alors tu réponds. En général tu m’aimes plus que le ciel et la terre réunis, plus fort que le soleil, plus long que la distance de la terre à la lune. Je soupire d’aise.
Mais parfois, tu refuses de te prêter à mon jeu et la sanction tombe. Je suis allée trop loin. Tu m’aimes « 8 ». Tu « ne m’aimes pas aujourd’hui ». Je tangue. J’insiste. Tu maintiens ta position. Je hausse les épaules, je sais bien moi que tu m’aimes outre mesure voire plus qu’il n’en faut.
J’étais sage. Je me devais de l’être. J’avais promis. Je me tenais tranquille depuis un an.
Ainsi à peine te découvrais-je que ma promesse s’étiolait, provoquant en moi un affaiblissement maladif. Jour après jour, je m’auscultais pour savoir ce que je devais faire. Tu devenais invisible. Il m’arrivait parfois de t’apercevoir de loin alors que je me trouvais moi-même inapte à t’approcher, à te parler. L’eau nous entourait sans qu’aucun corridor humanitaire ne vît le jour. Je mis six mois à recroiser ta route. Six mois à essayer de garder mon cap, accumulant en moi les faux-semblants, simulant les sentiments, prête à passer l’arme à gauche si la vie s’entêtait à vouloir nous en tenir là. Une malandre mauvaise me rendait peu à peu inutilisable. Bloquée à quai.
En fait, la sagesse dans un couple ne rime pas à grand-chose. Dès que le mot doit être prononcé, cet état est tout sauf naturel. La sagesse aurait un goût de forceps. Métallique, tranchant, excessif. Un outil pour expulser les pulsions contradictoires qui nous rongeraient les sangs. Un instrument pour anéantir les tensions qui s’écharperaient en nous comme des furies et qu’enfin nous soyons vides et tranquilles.
Être sage équivaudrait à renoncer à vivre. S’assagir, à se ranger, à mettre des coiffes à plis tuyautés sur tous les désirs lumineux qui s’offrent à un moment ou un autre à notre libre arbitre. Je ne te dis pas que l’on ne doit pas faire de choix et s’y tenir. Je dis simplement que les choix ne sont pas sans date de validité. Ce sont les règles inventées par les hommes qui cherchent à nous faire croire cela. Pas de pérennité assurée pour les sentiments. Je pensais que la paix intérieure n’avait rien à voir avec la sagesse, elle n’était pas faite de renoncements, elle deviendrait le résultat de choix librement consentis. J’avais la certitude que je ne serais jamais ni calme ni docile et que si je devais montrer de la réserve dans mes rapports avec l’autre sexe, ce serait simplement parce que mon cœur serait plein et comblé. Quand je t’ai connu, ce n’était pas le cas. Je m’épuisais à essayer de les bâillonner.
Un jour, dans un avion, se tenait un peu en arrière de mon siège, dans l’allée centrale un homme plutôt beau. Un de ces hommes que la nature a gâtés, riches, séduisants et polis. Un de ceux aux cous desquels les femmes aiment à se pendre. Exactement le genre de type qui me fait fuir. Alors qu’on s’apprêtait à décoller et que certains se mettaient silencieusement à prier, il a passé quelques coups de fil. Il parlait fort inconscient du bruit qu’il générait et de l’aspect choquant que pouvait avoir son attitude extravertie. Sans le vouloir, je l’ai écouté. La première fois, il a mis fin à sa conversation en l’embrassant et en lui demandant d’être bien sage. Le problème est qu’il a réitéré ses recommandations quatre fois à quatre femmes différentes. Oui, sage, n’est pas un mot que j’aime. Il a le goût du lien de cuir qu’on te glisse à la ceinture pour te faire avancer, de la corde de chanvre qu’on t’enroule au cou quelques minutes avant de te pendre. C’était fini pour moi.
J’ai toujours eu l’espoir d’avoir une autre vie à me mettre sous la dent. Même aujourd’hui. Même abîmée, vide et vieille. J’ai la certitude de pouvoir vivre autre chose. Personne ne peut affirmer que c’est un mensonge parce que cela n’a rien à voir avec cette vie que nous partageons toi et moi. Ainsi, je laisse passer les jours en pensant qu’il me sera donné d’être encore. Juste « être ». J’ai confiance. Parfois les bornes de notre quotidien se trouvent pulvérisées et je me plonge confortablement dans cette idée. Tu sais que je ne demande pas grand-chose. Il suffit qu’on me permette d’endosser n’importe quelle autre enveloppe. Je vivrai une autre vie, puis une autre, puis une autre et ainsi de suite pendant un nombre indéfini d’années jusqu’à ce que je sois fatiguée. Alors assouvie, je laisserai mon âme se dégonfler comme ces vieilles toiles nacrées qui font les parachutes et je n’aurai plus qu’à me dissoudre dans le cercle du temps et de l’espace.
Ne hausse pas les sourcils. Mes rêves sont des certitudes.
Je peux croire ce que je veux pour la bonne raison que de toute façon quand la mort viendra je ne saurai pas que je suis morte. C’est ma chance. Pourquoi aurais-je peur puisqu’il me sera impossible d’être consciente une fois l’étape franchie ?
Toi, tu te contentes de faire un signe de croix sur ton pain. Parfois je ne dis rien, quelquefois je te demande de ne pas le faire devant mes yeux. C’est quelque chose qui m’agresse. Tu ne fais rien de mal et je ne vois pas en quoi j’aurais le droit de t’en empêcher. Nous avons toujours été tolérants l’un envers l’autre, mais je me moque de toi. Je provoque le ciel qui voudrait me faire croire que le pain qui est sur notre table, nous le devons à autre chose qu’au hasard. Nous sommes simplement nés au bon endroit au bon moment. Tout le monde n’a pas cette chance. Imperturbable, tu ne m’écoutes pas et tu retournes ton pain tout en le piquant de la pointe de ton couteau et en me regardant bien droit dans les yeux. Si encore c’était un vrai pain comme tes grands-parents en avaient mais une baguette de supermarché à peine sortie de son enveloppe de cellophane froissée ! Je tempête dans le vide. Vissé sur ta position, ta croyance superstitieuse ancrée dans le cœur, tu poursuis plus lentement ton geste en me montrant que rien ni personne ne pourra te déstabiliser. Je renonce, j’ai déjà tellement tendance à prendre toute la place.
Quoi qu’il en soit, ce sont tous ces gestes qui te caractérisent. Il ne me sera plus donné de les voir quand tu ne seras plus là. Tu emporteras tout avec toi. Nos souvenirs, notre jeunesse, nos rires grotesques qui nous plient encore en deux dès que les invités ont dépassé le pas de la porte. Ce que nous aurons été, imprimé profondément dans nos mémoires, je l’ensevelirai avec toi au moment où je t’accompagnerai une dernière fois en maugréant bien fort que tu ne te seras vraiment pas gêné pour me pourrir la vie jusqu’au dernier jour.
Mais nous n’en sommes pas là et c’est ma chance. Je profite de toi, je tords notre histoire dans le sens qui me plaît. Je la tire-bouchonne autant que je le souhaite jusqu’à en froisser le papier qui me sert de déversoir.
Je travaille parfois à mon corps défendant, souvent en toute conscience. La mollesse de nos jours m’apparaît comme une erreur que je cherche à combattre. Et s’il te prenait l’envie de confondre mes remises en question avec des insatisfactions chroniques, sache qu’il n’en est rien. Tu m’aimes et je t’aime. Tu es celui que je me suis choisi, qui m’a choisie. Il y eut des matins, il y eut des nuits. Il nous arriva de frôler des précipices. Tu me mentis, je te meurtris. Infimes trahisons, supplices incompréhensibles, jalousies démesurées, tragédies intimes, afflictions passagères, douleurs mortelles, tout dans le même sac. Mais plus d’une fois nous montâmes au plus haut de la grande roue. Ce fut les chagrins partagés, les gestes tendres, les mots qui cautérisent, les actions gratuites. Tout en un seul bloc.
Notre rencontre se doit d’avoir un sens. Je n’en démords pas. Ne me dis pas que c’est une exigence typiquement féminine. J’ai un besoin vital de savoir le pourquoi des choses. Et surtout de lutter contre ces engourdissements qui nous compriment et qui nous font différents de ce que nous étions.
Regarde-moi et écoute-moi. T’en souvient-il de notre première nuit et de ce qui s'en suivit au petit matin ? Nous avions mis des heures à nous résoudre à nous engager dans cette course folle. Assis côte à côte, muets de notre désir étouffé, empêtrés dans nos vêtements suffocants. Nos peaux exacerbées, nos ventres irrités, nos respirations asphyxiées. Le temps s’égrena. Tu te faisais attendre. J’en ris encore. Je me déterminai à partir, il était si tard cette nuit-là. Enfin, ta main effleura la mienne. Ce fut lumineux, simple, radieux. Je te quittai à l’aube, regagnant comme une voleuse mon nid abandonné. Je ne sais plus si j’ai eu peur, je me rappelle simplement que j’étais décidée une fois pour toutes à en finir avec cette vie boueuse qui me collait aux talons. Dès lors, je tapai fort du pied et me remontai en surface. Tu venais en accolant ta bouche à la mienne de m’insuffler cet air vital faute duquel j’agonisais depuis des mois.
Trois jours auparavant, par un pur hasard, je réchappais d'un terrible accident. La mort n’avait pas voulu de moi. Pour une fois que ce n’était pas moi qui la quémandais, je me devais donc de vivre. C’était sûrement cela le signe.
Dans un fond de carton, il me reste une lettre de plus de dix pages que je t’écrivis la nuit suivante. J’ai dû la parcourir une ou deux fois depuis. La course hallucinée de l’esprit se voit au tracé serré de l’écriture. Une folie cette prétention à appréhender le pourquoi du comment. Les pages sont noires de tous ces mots à peine mâchés que déjà recrachés. Je manquais de temps pour tout te dire. Au petit matin, j’ai refermé l’enveloppe, suis partie t’acheter des fleurs et j’ai déposé le tout devant chez toi. C’était ma façon très personnelle de te remercier. Nous n’allions nulle part, notre histoire n’avait aucun horizon. Ni toi ni moi n’étions libres de nos mouvements et de nos corps.
Je crus un certain temps que tu n’étais qu’un détonateur. L’explosion avait eu lieu. Le bien et le mal avaient été faits. Autant de bien que de mal. Autant de mal que de bien. Ainsi soit-il. La vie renaissait d’entre les entailles. Ça saignait mais le sang se révélait du miel. Une quinzaine de nuits volées, des journées exsangues, l’esprit aveuglé à t’attendre, à te retrouver, à t’aimer. Le corps en activité manifestait son bon fonctionnement. Il devint plus souple, se relâcha, se plia à toutes tes exigences. Les muscles s’affinèrent, la peau se parfuma, la taille se fit légère. Je n’étais donc pas morte. Comment avais-je pu le croire. Je cessai peu à peu de manger. Je n’en avais pas le temps. Une autre faim faisait disparaître toute logique. De nouveau je maigrissais tout en reprenant des forces. Cela n’avait rien à voir avec la nourriture. Je te fis mon unique substance. Mon plaisir en était décuplé. Chaque caresse, un acide inconnu. Au petit matin, les membres fourbus, la conscience aiguisée comme une lame, je me mettais en route puis progressais jusqu’au soir dans un total détachement. Mes mouvements devenaient mécaniques. Un besoin absolu d’aller jusqu’au bout. Singulier vertige de ta vitesse. Toute cette période tu restas silencieux. Tu écoutas ce que j’avais à dire. Je me déversai. Parfois alors que je parlais encore, je réalisais que le sommeil t’avait emporté. A la fin du mois, je partis. J’avais tant de choses à faire désormais. Tu venais de m’offrir l’invulnérabilité. Je fis mes bagages, annonçai mon départ, infligeai les dernières souffrances à mon entourage. Je quittai ton pays. Je m’éloignai. On ne partage pas sa vie. On en fait cadeau puis on la reprend.
Nous nous écrivîmes. Ou plutôt je t’écrivis ma liberté recouvrée. Plus de trois cents lettres. Une par jour.
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