La Fille de Dieu
Là, étendue sur l'herbe grasse et caressée par la brise tiède, elle se souvient du jour où elle est arrivée ici. C'est le fiacre de l'après-midi qui l'avait déposée. Elle était la dernière voyageuse, la seule à aller au bout de ce chemin cahoteux et meuble au bas-côté, protégé par des chênes massifs. Le bruissement des feuilles tendres et le roucoulement des oiseaux donnaient alors à l'ensemble une vision enchanteresse. Impossible de rebrousser chemin. Le premier village et la première âme qui vive devaient être à des lieux. C'est ce qu'elle supputait. Car elle ne connaissait pas cette région, trop éloignée de son berceau natal. Pourtant, c'est là qu'elle allait.
On l'accueillit sans grande pompe. Sans explosion de joie. Sans bruit. Les sœurs étaient alignées, l'une à côté de l'autre, les mains jointes devant elles. Certaines entamèrent une prière silencieuse. Bien triste spectacle que ces servantes du Christ. L'une d'elle, plus grande, plus massive, plus vieille, apparut et vint à sa rencontre. La jeune fille lui sourit. Bêtement, machinalement. La Mère Supérieure s'en trouva immédiatement irritée et la toisa avant de bien vite détourner son regard dédaigneux de la créature. Elle fit un geste de la main incompréhensible pour la profane et la nuée d'oiselles blanches et noires s'engouffra dans l'austère bâtisse.
On la conduisit à travers des couloirs froids et blanchis à la chaux. Elle entraperçut le petit cloître autour duquel des nonnes marchaient à n'en plus finir, muettes et placides. L'une d'elles s'arrêta un bref instant pour la regarder avant de reprendre sa course perpétuelle et solitaire. Au centre, un puits et un petit lopin de terre cultivé. Les plantes étaient bien trop éloignées pour qu'elle puisse définir avec précision leur nature mais il devait vraisemblablement s'agir d'herbes médicinales. Quelques mètres plus loin, après avoir franchi une arche basse, un nouveau boyau, ressemblant en tous points aux autres, s'ouvrit, à ceci près qu'il desservait une bonne dizaine de pièces, toutes fermées. Sur chacune des portes on distinguait sans difficulté une croix et son martyr chrétien. Elle avait toujours trouvé ce symbole grotesque cependant qu'elle reconnaissait sans difficulté le talent de l'artiste pour reproduire fidèlement le corps éternellement supplicié.
Sa cellule n'avait rien d'attrayant, ni de confortable. La simplicité y régnait. Sur la gauche, en entrant, avait été installé un lit en fer sans prétention, recouvert d'une fine couverture de feutre aux tons marron tirant sur le vert foncé. En face, de l'autre côté de la pièce, le minuscule coin toilette se composait d'une cuve vide et d'un broc que l'on avait pas jugé utile de remplir avant l'arrivée de l'étrangère. «L'eau se tire au puits et ne se chauffe pas». Exit donc la chaleur réconfortante des ablutions matinales. Opposée à la porte, la seule ouverture sur le monde. Un ridicule œil de bœuf auquel on avait ajouté d'épais barreaux. Toute fuite s'en trouvait grandement entravée, pour ne pas dire impossible. Pour profiter de la lumière naturelle que la fenêtre pouvait procurer, on avait eu la judicieuse idée de placer l'étude en dessous. Une table et une chaise. Et la Bible, «le seul ouvrage qui vous est indispensable ici». Enfin et perpendiculairement au bureau, de quoi ranger ses maigres effets personnels dans une petite commode aux tiroirs peu profonds.
On ne lui laissa pas le temps de s'installer et de prendre possession de ce qui serait son espace personnel pour un bon bout de temps. La Mère Supérieure traversa la chambre pour s'emparer de la chaise et la positionner au centre de la pièce. D'un simple coup d'œil, la Sœur l'invita à s'asseoir, ce qu'elle fit sans discuter, puis se plaça derrière elle. Pendant de longues secondes, presque interminables, rien ne se passa. Ni elle ni l'autre ne bougèrent, n'ouvrirent la bouche. Seules leurs respirations troublèrent le puissant silence de mort qui s'était installé. Soudain, elle perçut non loin de ses oreilles un bruit métallique. Il se réitéra à plusieurs reprises. Puis il cessa. Des mains s'abattirent sur sa tête et on commença à défaire ses cheveux, qu'elle avait mis si longtemps à réunir le matin même. Toutes les épingles tombèrent à terre une par une. Les doigts coururent parmi les mèches relâchées. Les phalanges insistèrent systématiquement sur les portions mêlées, obligeant la décoiffée à basculer sa tête en arrière pour éviter une douleur trop insupportable.
A nouveau le bruit métallique. Et des cheveux qui tombent sur sa robe claire. De plus en plus. Elle le savait. Elle savait qu'on la priverait de sa chevelure brune aux reflets cuivrés. Néanmoins, ce fut comme si on lui planta un couteau dans le cœur et que l'assassin tournait lentement la lame dans l'organe meurtri. Elle aurait voulu hurler, sauter à la gorge de cette bonne femme, lui arracher les ciseaux des mains pour les lui planter dans le ventre, s'enfuir. A quoi bon ? On la retrouverait. Sa famille ordonnerait qu'on la traque, jusqu'au bout du monde s'il le fallait. Ses géniteurs remueraient ciel et terre pour la capturer. Elle serait envoyée ailleurs, dans un autre pensionnat, une autre maison de redressement, un autre asile. On voudrait la cacher, la soustraire au monde qui rejette les esprits trop libres.
«L'humilité doit être cultivée et aimée» tonna la Mère Supérieure, en rangeant dans l'une de ses poches l'instrument de sa suprématie. Elle porta ses mains à sa tête quasi nue. Quelques centimètres tout au plus protégeaient désormais son cuir chevelu, douloureux par endroits après avoir été trop exposé à la lame coupante. La taille était volontairement inégale. L'outil s'était acharné à débarrasser de nombreux centimètres carrés de peau de sa protection capillaire, laissant tout juste sa racine. Elle pouvait désormais sentir l'air sur son crâne et elle eut subitement froid. Durant son auto-inspection, elle sentit sans encombre le regard inquisiteur de la Sœur sur elle. Elle l'épiait, attendant sa réaction, espérant qu'elle marque sa désapprobation, son désarroi. Elle désirait la voir s'effondrer, elle le savait. Elle ne lui donna pas ce plaisir. Ses larmes ne coulèrent pas. Ses yeux ne s'humidifièrent pas. Elle osa même lui adresser un regard bienveillant, par défi. Le faciès de la Mère Supérieure s'assombrit alors brutalement. Elle mordit ses lèvres pour éviter de laisser s'échapper quelque chose qu'elle aurait regretté dans la seconde.
Elle se leva de la chaise, la remit à sa place initiale. La nonne alla chercher une pile de vêtements pliés dans la petite commode et la déposa sur le lit. «Déshabille-toi». Elle obéit, scrutée par cette paire d'yeux rentrés et antipathiques. Sa robe, sa chemise de corps, ses bas, sa culotte, son corset. Tout jeté à terre sur les pierres noires et grossières, piétiné par la Sainte Femme qui tournoyait autour de son corps. Dans le couloir, face à elle, une nuée de voiles apparut puis mourut aussi vite, sans le moindre regard pour elle. Personne ne lui viendra en aide. Elle ne devra compter que sur elle-même et son instinct de survie. «Passe ton costume de pénitente». L'ordre fut sans équivoque, presque martial.
Alors elle obéit. Le tissu était râpeux et élimé. Elle n'était certainement pas la première à le revêtir. Un linge immaculé qui descendait jusqu'aux chevilles, ample afin de ne marquer aucune courbe féminine. Une large bande de tissu gris que l'on enfilait par la tête recouvrait la première couche. La dernière touche de cette camisole religieuse résidait en un voile gris, semblable au pardessus, utile à cacher le moindre cheveu des adorées du Seigneur susceptible de nourrir la tentation extérieure. On lui fournit une paire de sandales ouvertes en cuir pour couvrir ses pieds habitués au confort des souliers sur-mesure. La tranche du matériau, rigide et coupante, lacérait son épiderme à chacun de ses mouvements, laissant à l'occasion une multitude de cicatrices.
La nourriture, si l'on osait l'appeler ainsi, fut sans doute le plus grand sacrifice auquel elle dut céder. Bien entendu, toute viande était bannie. Trop chère et frappée du sceau de la gourmandise, péché capital. A contrario, on ne lésinait pas sur le pain. Le pain que le Seigneur rompit avant la Passion. Aliment céleste et auréolé de la divine gloire que la communauté fabriquait elle-même en souvenir de son Saint Patron. Après tout, les miches ne ressemblaient-elles pas à l'auréole christique ? Mais malgré des heures passées à remuer la pâte grise, jamais la novice ne sentit le moindre souffle, le moindre appel, le moindre signe céleste. Elle ne l'avait certainement pas accueilli, ne l'avait pas entendu. Ou peut-être qu'Il l'avait abandonnée.
Les estomacs se gonflaient matin, midi, et soir de ces meules immenses qui trônaient sur les tables de bois et que seules les plus expérimentées avaient le droit de distribuer. A parts égales. Ou presque. On gardait toujours le reste de la veille pour la dernière arrivée. Jamais on ne lui affirma droit dans les yeux que ce geste n'était en fait rien d'autre qu'un bizutage. On élevait ce traitement au rang d'épreuve de foi. Les plus exaltées lui assurèrent que le Seigneur lui-même l'avait choisie et que toutes auraient donné tout ce qu'elles possédaient, c'est-à-dire presque rien, pour être à sa place. «Prenez-la, je n'en veux pas. Remplacez-moi, vous, les passionnelles». Cela elle ne leur disait pas. Mieux valait parfois ne pas avoir la langue trop pendue, au risque d'être enfermée dans la chambre aveugle.
Dieu est bon. Dieu est miséricorde. Mais Dieu est punisseur et vengeur. Et c'est au travers de la Mère Supérieure que sa colère s'exprimait. La Main de Dieu. Son fouet. Son chien des Enfers. On vous traînait à l'autre bout des bâtiments, dans l'aile inhabitée. Pour avoir mangé trop vite, pour une prière trop rapide, pour n'avoir pas chanté assez fort durant l'office. On vous ostracisait. La sentence était sans appel. La Sœur, juge et parties, vous y emmenait de gré ou de force, s'il vous restait une once de résistance dans les veines. L'aspirante connut bien l'endroit. Trois lourdes portes en fer vous séparait du reste de l'humanité. Cette geôle permettait tout juste à la prisonnière de s'étendre à même le sol, recouvert de terre battue. Aucune fenêtre n'offrait la possibilité de communiquer avec l'extérieur, pas même une fente survenue dans la muraille centenaire.
A chaque fois, on exécutait le même rituel. La recluse devait se défaire de son aube et enfiler une chemise de corps incapable de protéger du froid ou de l'humidité. «Vous resterez là le temps nécessaire afin de réfléchir à vos actes et à vos paroles de pécheresse». Puis plus rien. Le noir et la solitude, tout juste interrompu par la livraison d'un bouillon clairsemé à peine chaud. En plein été, ce pénitencier s'avérait frais et propice à la méditation. Mais l'hiver venant, nulle autre torture n'aurait été plus efficace. Le froid s'engouffrait par on ne savait quel interstice et vous glaçait les os. Les membres s'engourdissaient et les extrémités prenaient une teinte dangereusement violacée. Et c'est lorsque la bagnarde se croyait perdue que le cliquetis de la clef retentissait.
Rien pourtant n'était plus affligeant que la liturgie des Heures. Prier la journée entière pour prier sans cesse. Laudes, Tierce, Sexte, Nones, Vêpres, Complies. Ce fut sans aucun doute les moments les plus terribles. Un ennui mortel la traversait à chacun des offices. Trop tôt ou trop tard, ces messes n'allumèrent pas un seul instant sa flamme de croyante. On l'encouragea à prier davantage, avant d'accomplir chacune des tâches dont elle avait la charge, lors de ses promenades, lorsqu'elle allait ramasser les poires, lorsqu'elle retirait ses vêtements le soir, avant de se coucher. Prier ! Prier ! Prier ! Jusqu'à la nausée.
Ce manège ne dura qu'un temps. Très vite, Elle récita mécaniquement ce qu'on attendait d'elle tandis que son esprit profitait de ce masque sacré pour vagabonder, ailleurs, loin de toute cette bigoterie infâme et obscène. La mer, le soleil, l'été. Le goût du sel sur les lèvres. Et puis Honorine. Sa peau laiteuse et veloutée, ses cheveux d'un noir profond. Elle danse. Sa robe immaculée épouse les contours de ses hanches et de sa poitrine. Elle joint sa main à la sienne et ne cesse de lui sourire. Elle aurait donné n'importe quoi pour pouvoir ne serait-ce qu'avoir le droit d'admirer son visage chaque jour que Dieu faisait. Et puis la dénonciation. Le déshonneur. L'excommunication vers l'abjuration dévote. On dit que le premier amour est toujours le plus beau. Le sien ne cessera jamais de lui infliger une douleur incommensurable.
Des souvenirs, voilà ce que sont ces fragments de vie. Lointains, presque inexistants. Comme si tout cela avait été un peu irréel. Elle caresse les pousses tendres que la rosée printanière nourrit chaque matin depuis plusieurs semaines. Le ciel est étonnement bleu. Un bleu intense et dur. Aucune voilage ne vient abîmer cette uniformité, exceptés peut-être deux ou trois grues. Elles reviennent des pays chauds pour donner la vie. Au loin, les chênes chantent. Leurs mélodieuses harmonies s'effacent au profit du tintement des cloches qui recouvre tous les sons de la nature. Elle imagine les nonnes se rendre en file indienne à la petite chapelle, menée par la Mère Supérieure, s'asseoir en silence à leur place habituelle, entamer les premières notes de l'hymne.
Sa main droite se desserre autour du couteau poisseux. La vie se dérobe. Au bord de l'abîme, on se rappelle à elle. La face de la Mère Supérieure lui apparaît. Elle ose tendre la main vers cette chimère, laissant le sang courir sur son bras et lui dessiner des rayures fines et vives qui se figèrent sur son épaule dénudée. Elle aurait voulu étrangler ce fantôme, asphyxier ce songe. La charogne avait dévoré jusqu'à la dernière miette de son âme et venait maintenant lui voler sa mort. Mais ses doigts restèrent tendus. Ils ne firent qu'effleurer les contours affaissés de la tortionnaire.
Au plus profond de son cœur, elle ne trouva ni amertume ni rancœur. Dieu avait peut-être fini par retrouver le chemin de la brebis égarée. Tout était pardonné. «Ego te absolvo».
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